Chapitre 38 - Quand le ciel bleu devint gris

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En temps normal, j'aurais été énervée. Furieuse, même.

Furieuse qu'on ait passé un après-midi à ranger cette maudite caserne. Furieuse que tout devienne le plus grand fouillis de l'histoire, juste après m'être évertuée à tout ordonner jusqu'à l'impeccable. Oui, en temps normal, j'aurais attrapé tous ces soldats un par un. Je leur aurais dit droit dans les yeux de ne pas faire tomber les portants. De se baisser ramasser les bâtons. De respecter les paniers de tri des tailles de chevillères.

Evidemment, à ce moment-là, je ne pouvais pas le faire.

— TOUS LES ESCADRONS DE LA PREMIÈRE ET DE LA DEUXIÈME SUR LA PRAIRIE !

Je me pris un violent coup d'épaule en me rapprochant des portants.

— LES ESCADRONS DE LA TROISIÈME REPARTIS EN INTERNE SELON LES ORDRES DES MAJORS !

Ma main se referma enfin sur du bois. On me poussa dans l'aile ; je manquai de tomber sur le reste des armes. Du bout des doigts, je parvins in extremis à attraper un bandage. Puis la foule me comprima trop par derrière, je fus forcée de me retourner pour lui faire face.

Les présentateurs télé Terremediens auraient peut-être comparé cette ruée à un jour de soldes. Pour moi, c'était pire. Je ne savais pas combien de soldats il y avait dans la caserne, mais jamais je n'aurais cru possible de voir autant de têtes les unes sur les autres.

Tant pis pour la massine. Il me fallait de l'espace. De l'air. Je jouai des coudes pour atteindre la sortie. Mon aile se plia inconfortablement dans mon dos pour ne pas se faire arracher.

Je trébuchai dans les quelques marches après la porte. Il y avait encore trop de monde, je ne voyais pas où je mettais les pieds. Les ordres du Général, hurlés par la voix forte du lieutenant-colonel, fusaient toujours dans mes oreilles comme si j'étais à côté de lui. Tout le monde trépignait, tout le monde poussait dans le sens contraire au mien. Enfin, quand je pus mettre un bon mètre entre les soldats et moi, je soufflai.

J'étais tirée d'affaire ; pour l'instant.

« Non mais, quelle panique... »

Tous les groupes désarmés, tous les rappelés d'urgence, forçaient brutalement vers l'intérieur comme si leur vie en dépendait. D'accord, quelque part, c'était vrai. Mais en l'état, personne n'obtenait d'arme. Et tout le monde perdait du temps. J'avais du mal à accepter ce que je voyais. Comme si toutes les remontrances sur le respect de l'ordre et de la discipline n'avaient servi à rien.

Ou alors, peut-être qu'il y avait une autre explication à ce chaos.

Peut-être que nous ne savions tout simplement pas gérer une crise. Peut-être que ce qui se passait, ce qui allait nous tomber dessus d'un instant à l'autre, n'avait été prévu par personne. Peut-être, au fond, que nous n'étions pas entraînés aux attaques surprise, et qu'une autre île avait eu tôt fait de le comprendre.

« Ciel bleu un jour, mais pas ciel bleu toujours, hein... »

Le bleu pâle du début de soirée se couvrait de minute en minute d'une brume épaisse et grisâtre. Des oiseaux noirs piaillaient dans les airs par dizaines. Toutes armes dehors, des gens couraient sur l'herbe, partout et nulle part. La caserne principale avait l'air encore plus prise d'assaut que la nôtre.

C'était maintenant qu'il aurait fallu une revue des troupes. Pour que le Général ordonne tout ça. Parce que, je le devinais sans peine, ce manque de stratégie pouvait insidieusement signer notre perte. Je jetai un coup d'œil au château. Les Gardes Royaux barricadaient les fenêtres d'immenses plaques de marbre. Serait-ce seulement suffisant pour protéger ce pour quoi nous allions nous battre ?

L'Angevert - Partie IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant