Chapitre 5

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V – À travers la forêt

Avec la soudaineté qui, depuis des années, marquait le passage des saisons dans ces régions du nord de l'Europe, la pluie avait cessé. Les nuages s'étaient déchirés. Le soleil était apparu, couleur de rouille, déjà brûlant. De toutes les zones inondées, une vapeur à l'odeur de vase était montée, s'accumulant sur les chemins, dans les moindres replis de terrain, en un brouillard fin et tiède.

Ils s'étaient mis en route dès l'aube : Vassili au volant du camion, silencieux, l'œil alourdi par le manque de sommeil ; Janina dans le siège passager, et entre eux deux, Ric.

Ils avaient tous passé la fin de la nuit à l'arrière, sous la bâche, enroulés dans des sacs de couchage. Ils s'étaient allongés sur une couche de manteaux, leur servant à la fois de matelas et de protection contre le froid du plancher métallique. En glissant un regard par l'ouverture de la bâche, on pouvait encore distinguer les silhouettes des chars russes incendiés, et des véhicules abandonnés de guingois sur le bord du chemin. L'air restait alourdi par une odeur de carburant et de caoutchouc brûlé.

Les Shuriken avaient disparu.

Seul Ric avait dormi.

Il s'était installé tranquillement au fond de la plate-forme, près de la paroi de la cabine. Avant ça, il avait fait une sorte de nid près de lui en entassant des manteaux, un plaid en laine, une grosse couverture. Il s'était éloigné de quelques pas dans les fourrés, Vassili l'avait entendu parlementer à voix basse, puis l'avait vu ressortir accompagné d'une silhouette étroite, courbée, au pas hésitant dans le noir. Il l'avait aidée à grimper sur la plate-forme, où elle était allée se nicher dans l'entassement d'étoffes. Ensuite, elle était restée là, assise dans le coin le plus sombre, immobile sous sa protection de manteaux et de couvertures.

Uwe était partie à l'écart s'occuper de son bébé. Jolanta s'était glissée en maugréant dans son sac de couchage et avait tourné ostensiblement le dos. Ulrich restait dans un coin, jetant des regards circonspects vers le fond de la plate-forme. Vassili s'était assis en tailleur, et observait.

Quelque chose émanait de cette silhouette courbée, qui restait assise sans bouger, sans dormir. Vassili avait parfois la sensation d'une main lui effleurant le visage. À d'autres moments, il frissonnait, comme pris dans un brusque courant d'air.

Quand la nuit avait commencé à s'éclaircir, il était sorti allumer un petit feu de broussailles, pour faire bouillir de l'eau et préparer un café. Les autres l'avaient rejoint peu à peu, engoncés dans leurs manteaux et frissonnants face aux flammes ; Ric était le dernier. Vassili avait tenté en vain d'engager une discussion. Ric ne répondait que par onomatopées. Mais à un moment, il avait relevé la tête et demandé :

« Quelle est la zone habitée la plus proche ? »

Vassili lui avait parlé du village, en mentionnant l'évacuation par les troupes russes.

« Est-ce qu'il y a quelque chose comme un commissariat ? Une caserne ? Un central téléphonique ? »

Non, pour ça, il fallait rejoindre une agglomération plus importante, une ville-caserne créée dix ans plus tôt un peu plus au nord et plus à l'est. En retrait de la route qui allait de Suwałki à Sadzawki. Une zone encore plus proche du nid de Shuriken, d'autant plus dangereuse, et certainement évacuée elle aussi.

« Alors, avait conclu tranquillement Ric, c'est par là qu'il faudrait aller. »

Et il était retombé dans le mutisme.

Il y avait dans cette seule phrase un ton que Vassili n'aimait pas, mais qu'il n'aurait su qualifier : était-ce une simple remarque, un conseil, un ordre ? Il avait regardé l'adolescent blond par en-dessous, hésitant à réagir. Les questions se bousculaient dans son esprit sans qu'il parvienne à en formuler une seule. Se sentant observé, Ric lui avait rendu son regard : un regard clair, translucide, aussi tranquille que sa voix. Et il avait souri.

ShurikenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant