Les minutes coulaient, rivière imparable, et nous emmenait doucement, lâchement, vers la fin de l'après-midi. Je tournoyais au milieu de l'animation bruyante de mes joyeux convives, appréciant le goût de chaque minute passée en leur compagnie. Tous ceux que j'avais jamais aimé se trouvaient réunis dans ce petit salon, donnant vie à un sourire sur mes lèvres.
Tout cela semblait tellement irréel. Je devais rêver, je ne voyais pas d'autre réponse à la beauté de ce qui m'arrivait. Mais tout de même, quel beau rêve.
Je jetai un coup d'œil au plat vide qui trônait sur la table. Ainsi, bien que ça ne m'étonne en rien, même l'escargot malicieux de mon frère – tout aussi malicieux, soit dit en passant – n'avait pas effrayé mes invités qui l'avaient dévoré sans une once de remords. Des monstres, je vous jure.
Jouant la maîtresse de maison, rôle qui m'était attribué malgré ma maladresse, je saisis le plat du bout des bras et tâchai de ne pas le briser au sol. Mon bras, d'ailleurs. Je fis une grimace en le voyant dans mon champ de vision. Je le trouvai... Trop poilu, trop nervé, trop large. Trop laid. Trop masculin, aussi. J'eus un frisson dans le dos. Quelle réaction idiote. Ce soir, ce soir au moins, je devais mettre de côté mes incessants complexes.
Tu t'attendais pas à ressembler à une princesse de conte de fée, quand même ? grinçai-je méchamment pour moi-même alors que j'avançais vers la cuisine.
Je secouai la tête pour me ressaisir. Bien sûr que non, vu que personne ne ressemble à une princesse. Et je n'ai rien à envier aux autres femmes, pas même un bras fin et parfait. C'est quoi d'ailleurs, un bras parfait ? Il y a vraiment des hommes qui ont des préférences pour tel ou tel type de membre ?
Perdue dans mes réflexions sur le fétichisme des bras, je n'avais pas entendu ma mère se glisser derrière moi. Elle me saisit le plat des mains avec un sourire.
– Amuse-toi, je vais m'occuper de ça, m'assura-t-elle.
Je souris de cette attention mais l'assurai que ça ne m'embêtait pas. Elle me regarda avec un air inquiet.
– Tu vas bien ? Tu es vachement blanche... s'alarma-t-elle.
Malgré tous ses efforts pour se montrer supportrice en toute circonstance, je vis dans son regard qu'elle avait beaucoup de mal à ne pas laisser la peur la guider. Après tout, tout parent souhaite le meilleur pour son enfant, et mes choix peuvent parfois paraître inquiétant. Je me regardai dans le miroir avant de lui assurer :
– Non, tout va bien, je ne suis même pas si pâle ! Ça doit être le temps ici qui a des impacts sur mon bronzage. Rien de plus normal.
Malgré tout ça n'avait pas l'air de la rassurer. Elle ajouta, les yeux papillonnant et le regard larmoyant :
– Dis-moi, ce ne sont tout de même pas les conséquences de...
Avant qu'elle ne puisse rien ajouter, je m'affaissai au sol en poussant un cri. Une douleur me labourait soudain le crâne. Une douleur insupportable. Une douleur sans borne, qui me donnait l'impression que ma tête allait se fendre en deux.
Je fermai les yeux, mais alors l'obscurité se mit à danser sous mes paupières cuisantes, me donnant l'impression de tomber en spirale dans un gouffre sans fond. C'était pire qu'avant. Je les rouvris.
Et, avec un gémissement, je décidai que tout compte fait, c'était moins horrible de subir la danse de l'obscurité. L'espace d'un instant, j'avais cru voir deux lieux différents se superposer en se mouvant lentement, comme si chaque œil percevait une réalité différente. Le droit percevait le salon pittoresque de ma maison bretonne. Le gauche... c'était lui qui voyait le plus inconcevable : une sorte de grande pièce aux murs de métal rouillé ? un... un container, oui, c'était ça. J'avais eu le temps de percevoir que mes amis y étaient aussi, comme ma mère, penchée sur moi avec inquiétude, dont je voyais bouger les lèvres sans en percevoir un mot. Seulement, mes convives étaient vêtus différemment. Là où, dans mon monde, ils portaient des vêtements festifs, dans l'autre, ils étaient revêtus de tissus informes et grossiers : sortes de robes trop larges en tissu rêche. L'autre monde... La maison était-elle construite sur le territoires des korrigans du folklore celte ? Nous étions en Bretagne, après tout... Qui savait s'il n'y avait pas une part de vérité dans les mythes locaux ?
Je tentais un nouveau regard sur ce qui m'entourait et je frémis en voyant que la vision de cauchemar avait pris le pas sur l'autre. D'un autre côté, je pus ainsi accommoder un peu. La nausée passait, même si la migraine était toujours bien présente. Enfin, les sons revinrent, imperceptibles d'abord, comme un écho, puis de plus en forts.
Les murmures inquiets de mes amis et de ma famille, rassemblés autour de moi. Le son étrangement grinçant, comme déformé, de la musique celtique qui résonnait dans la pièce bondée. Et puis le crépitement incessant de la pluie, étrangement plus fort que le reste, plus sonore, comme si on déversait du riz dans un récipient de métal, qu'on l'enregistrait et qu'on montait le son au maximum pour couvrir tous les bruits.
– ...-moi quelque chose, Sacha, s'il te plaît ! suppliait ma mère, en boucle. Dis-moi quelque chose, n'importe quoi.
– Mal, coassai-je, la voix rendue rauque par la douleur.
– Elle a parlé ! Enfin ! Tu nous a fait sacrément peur, tu sais ça ? J'ai cru que tu allais t'évanouir, perso ! lâcha mon frère, surexcité, tandis que ma mère poussait un gémissement d'angoisse.
Évidemment : l'un ne voyait que le côté positif de ma prise de parole, le signe que ça n'allait pas si mal ; l'autre, pour sa part, avait uniquement retenu que j'avais mal. Mais la plupart de mes amis, eux, semblaient partagé entre le soulagement et la sollicitude.
Je clignai des paupières, et je vis à nouveau le salon breton. L'averse s'entendait à peine dans le brouhaha, la musique elle-même semblait étouffée par les réactions de la foule sur son trente-et-un.
– Je vais mieux, les assurai-je d'un ton encore mal assuré. Vraiment.
– Tu es sûre ? Tout va bien ?
– Oui, oui, ne t'inquiète pas, maman.
Je me relevai en titubant puis retentai l'expérience, prudemment.
Clignement d'yeux : container, impression d'être dans un tambour frappé par la pluie, robes grossières.
Clignement, salon breton, pluie douce, costumes chics et robes longues.
Clignement, container.
Clignement, salon.
Étrange...
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Dans ma coquille
Ficción GeneralAujourd'hui, Sacha célèbre son anniversaire. Et ce sera à coup sûr le plus beau jour de sa vie. Oui, malgré la pluie dehors. Oui, malgré les escargots qui trouvent amusant ce magnifique temps. Après tout, ce n'est pas des bêtes aussi petites qui von...