IX – Varsovie, camp de transit
Le type était décidément impressionnant. Un physique de colosse et une carrure de catcheur, que son discret costume gris ne parvenait pas à atténuer ; un visage taillé à la serpe, un nez cassé, et des yeux dont le chapeau enfoncé jusqu'aux sourcils ne faisait qu'accentuer l'intensité : un regard direct, perçant, évaluateur, auquel rien ne devait échapper.
Konrad le considérait du coin de l'œil, pendant que son chef faisait les présentations :
« Konrad, voici monsieur Patrick Leroy, de la SUN ; monsieur Leroy, voici Konrad Liebherr, l'officier chargé des contrôles à la zone d'accès n°1. »
La zone d'accès n°1, autant dire : le centre de tri. C'était là qu'arrivaient, encadrées par les troupes russes, les longues files de réfugiés en provenance des zones évacuées. Depuis des jours, il en venait des milliers, qui grossissaient la foule accumulée devant les grilles du camp de transit. Tous avaient fui la même région du nord-est, et tous racontaient la même histoire : les colonnes russes arrivées en pleine nuit, l'ordre d'évacuation immédiate, le départ précipité sur des chemins embourbés, en évitant les routes principales, sans doute réservées aux chars et fantassins... Certains parlaient aussi de combats devinés de loin, de reflets d'explosions aperçus dans les ténèbres... Mais ils ne savaient rien de précis. Et l'immense rassemblement qui assiégeait l'enceinte du camp de transit, marée montante de véhicules hors d'âge, de tracteurs, de charrettes, de toiles de bâche tendues à la hâte sur des piquets, de chevaux hennissants, de familles vociférantes et de fermiers silencieux, était parcouru tous les jours de nouvelles rumeurs alarmantes. Konrad en entendait les échos lorsqu'on ouvrait, à l'aube, les grilles de la zone d'accès n°1, et qu'une bruyante cohorte envahissait le grand hall. Seuls les hurlements de réacteurs venus de l'aéroport voisin, d'où les avions gros porteurs décollaient 24 heures sur 24, pouvaient étouffer un instant le bruit de mer agitée qui sourdait sans cesse de cette multitude.
Dans l'étrange routine du camp de transit, l'arrivée d'une mission d'inspection de la SUN était un événement.
Le groupe s'était présenté à la grille en milieu d'après-midi : deux véhicules tout-terrain couverts de poussière et aux portières barrées du sigle de la Société des Nations Unies, une dizaine d'hommes dirigés par ce Français qui ne pratiquait ni le russe, ni le polonais, mais parlait un anglais sans accent et baragouinait quelques mots d'allemand. Comme toujours en de telles circonstance, la mission d'inspection était arrivée sans se faire annoncer. Konrad avait dû quitter en urgence son poste aux portiques de contrôle, pour se retrouver face à ce type à l'aspect de statue, d'où émanait une impression de force inébranlable, flanqué d'un petit bonhomme brun à l'éternel sourire en coin – un duo aussi mal assorti que possible, et entouré d'une garde rapprochée plutôt intimidante.
Et à présent, par les couloirs du vaste bâtiment principal, par les allées caillouteuses entre les baraquements, il les guidait dans tous les recoins du camp de transit.
***
Krzysztof avait donné ses dernières consignes à quelques centaines de mètres de la grille, alors qu'ils s'apprêtaient à franchir le vaste campement improvisé qui précédait l'entrée du camp de transit.
Les deux 4X4 étaient garés pare-choc contre pare-choc, abrités par un bouquet d'arbres, juste avant le dernier tournant de la petite route ; Randall et les hommes de l'escorte faisaient cercle autour de Krzysztof.
« Messieurs, disait-il, tâchons d'éviter toute erreur. Il ne s'agit pas simplement de donner le change lors d'un contrôle : nous allons devoir être, pendant plusieurs heures, une authentique mission d'inspection de la Société des Nations Unies. Randall, enfilez un de vos costumes sous votre veste, ça fera sérieux et officiel. Vous passez en premier : vous êtes notre caution internationale. N'essayez pas de parler français : on vous reconnaîtrait à votre accent. N'hésitez pas à parler anglais, après tout, c'est la langue officielle de toutes les instances de la SUN. Faites en sorte que l'écusson sur votre veste soit toujours bien visible. Quant à vous, messieurs... (il jetait un regard circulaire sur les hommes d'escorte, avec un sourire tranquille)... vous restez simplement près de nous. Vous êtes le groupe de protection fourni à deux inspecteurs de la SUN par le gouvernement polonais. Donc vous nous protégez, mais rien de plus : vous ne savez rien de nos objectifs. Les inspecteurs de la SUN ont mandat pour intervenir où ils veulent, quand ils veulent, et ne rendent de compte à personne, si ce n'est aux instances mêmes de la SUN. Moins vous en direz, moins vous risquerez d'être repérés. Si nous devons croiser des effectifs russes, pas un mot, pas même un seul, et laissez-nous l'initiative. Respirez à fond et comportez vous avec naturel. Ça va bien se passer... »
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Shuriken
Science Fiction«J'avais trop de calmants dans le corps pour crier. Ma voix n'était qu'un murmure. Il a penché la tête vers moi pour m'entendre. Je lui ai dit que je ne voulais plus m'enfuir. Que ça n'avait aucun sens. Que nous retrouverions, là-bas, la même chose...