15. Pollicitation

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Ayant accompli près d'une journée entière de marche et de jeûne, Aliénor et Paulin durent admettre qu'une collation était la bienvenue.
Cependant, Aliénor conservait d'épais doutes quant à cet étrange Messire.

Leur hôte les invita à entrer en l'hôtel de ville, qui semblait prendre la locution au pied de la lettre. Rien d'administratif ni de politique ne semblait y avoir lieu, et les somptueux couloirs baroques laissaient penser que la comparaison avec un manoir n'était au final pas si erronée.

Enfin, Messire Misères poussa des portes méticuleusement décorées, dévoilant un petit salon accueillant dont chacun des quatre murs était une bibliothèque bondée.
En plus de celles-ci et de la grande table ronde au centre de la salle, bien des bibelots décoraient les étagères ; des instruments d'astronomie, de musique, parfois même des artefacts abstraits.

Les aventuriers s'assirent à la table, et Sélénie prit place dans une sorte de panier suspendu qui, à l'échelle de la fée, faisait une balançoire convenable. Le Messire sonna une clochette en argent, puis rejoignit ses invités en s'asseyant face à eux. Quelques secondes de silence s'étendirent, durant lesquelles le bourgmestre posa deux de ses mains en cloche devant lui.
Le silence fut brisé par l'entrée de l'homme en veste marine, celui-là même qui avait annoncé le discours du Messire, et qui poussait un chariot empli de victuailles de toutes sortes.

« Toujours ponctuel, Taylor, remercia le bourgmestre. Vous joindrez-vous à nous ?

— Je ne le pense pas, Messire, s'inclina le majordome. Il s'adressa ensuite aux trois invités d'honneur :
Je vous souhaite un agréable repas, ainsi que la bienvenue à La Bourgade. S'il vous manque quoi que ce soit, faites appel à nos services. »

Puis il s'éclipsa, tandis que Messire disposait à l'aide de ses trop nombreux et longs membres les plats livrés. À chacun de ses trois convives fut offert un repas généreusement garni qui, par une quelconque magie, semblait correspondre aux goûts propres de chacun.
Si Paulin le remercia chaleureusement, Aliénor préféra rester sur ses gardes et prétendre ne pas avoir faim, malgré les supplications de son estomac. Elle arrêta également le bras de son compagnon, lequel comptait se servir d'une tranche de pain dorée.
Sélénie, elle, piocha un beignet aux baies aussi large que sa petite tête, et se tourna vers le Messire.

« Dites, demanda-t-elle en mâchant sa viennoiserie. J'ai pas compris votre poème de tout à l'heure. C'était quoi le code ?

— Ma prose, très chère, la reprit l'être masqué, ravi d'avance à l'idée d'expliquer son cryptique discours.
Cette prose a cela de particulier que le nombre de lettres de chacun de ses mots croît et décroît deux à deux de façon arithmétique : ainsi les deux premiers mots comptent respectivement un et treize lettres, le second couple deux et douze, et ainsi de suite jusqu'à quatorze et zéro, avant d'accomplir la même traverse dans le sens inverse. Vous avez désormais les clefs en main pour pleinement profiter de cet ineffable exploit littéraire.

Le Messire releva le regard vers les deux humains.
— Nonobstant ce, et bien que j'en fusse extasié le cas échéant, je doute fortement que vous ne soyez venu en Bourgade pour le simple plaisir d'ouïr mes envolées lyriques. Sélénie est venue à moi en vous présentant comme des pèlerins de la Troisième en déni. Je serai ravi de pouvoir vous servir, aussi vous prie-je de m'expliquer en quoi tout ceci consiste - et de décliner vos noms, afin d'égayer cet échange.

— Je suis Aliénor, et voici Paulin. Nous cherchons un temple à la frontière de l'Ysgrith, lâcha-t-elle froidement, devançant Paulin qui luttait contre sa faim.

— Je ne sais qui vous a conté de telles sottises, mais il n'y a aucun temple dédié à la Troisième. Ses frères et sœur ne le permettraient pas.

— Il ne s'agit pas d'un temple au culte de la Porteuse de Ruines, précisa Paulin. Simplement d'un temple ancien, datant d'avant le Jour de la Brèche, qui se situerait en Ysgrith.

— De quelles sources tenez-vous cela ? redemanda le Messire, intrigué.

Paulin s'apprêtait à répondre quand Aliénor le précéda de nouveau.
— Si vous ne pouvez pas plus nous aider, nous n'avons plus rien à faire ici, informa-t-elle en se levant de table.

— Votre méfiance vous honore, gente dame Aliénor, l'arrêta le Messire d'une voix douce.
J'aimerais nonobstant ceci vous affirmer d'une part que les méticuleux mets mis à disposition par ce très cher Taylor ne méritent pas un tel dédain, et d'une autre que je serai ravi de pouvoir vous être d'une quelconque utilité. Si votre temple existe bel et bien, et je me fiche de savoir qui vous en a informé, alors je connais un moyen de le trouver pour vous.

Aliénor posa les deux poings sur la table, et scruta le Messire derrière les trous de son masque. Ses yeux aux iris de cuivre étaient la seule partie de son corps qui n'était pas couverte d'étoffes, soit la seule partie privée de déguisement.

Le bourgmestre reprit, soudain devenu beaucoup plus sérieux dans son ton comme dans ses gestes. Ses six mains immobiles parurent alors semblables à autant d'araignées aux aguets.
— Cependant, avant de convenir à la possibilité d'une pollicitation avec vous, apprenez que le moyen que j'évoque invoque des moyens que je ne prête pas à n'importe qui, ni pour n'importe quoi.
Votre manque de confiance, si légitime soit-il, m'oblige à agir pareillement avec vous.
Je peux vous aider. J'aimerais vous aider. Mais mon aide demande de vous une confiance que je ne pourrais faire à votre place. Le choix est vôtre. »

Ainsi qu'il fut ÉcritOù les histoires vivent. Découvrez maintenant