Acte I, 3e Epître - Réveil troublé

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Neuf jours s'écoulèrent suite à la terrible explosion qui avait partiellement détruit le pont de Brooklyn. Neuf jours où les enquêteurs quadrillèrent chaque cm² de bitume pour comprendre ce qui avait causé cet incident. Et ce n'était pas faute d'avoir épuisé toutes les pistes possibles, de la thèse criminelle ou terroriste jusqu'à une erreur de guidage d'un missile. Les limiers des services médico-légaux et ceux des agences fédérales ou étatiques avaient tous fait choux-blanc, ce qui ne pouvait que provoquer un sentiment d'inquiétude et de colère au sein d'une population qui sortait de décennies de guerre. Mais de son côté, l'inspecteur Silvermann était persuadé qu'un témoignage clé leur manquait, un témoignage qui permettrait peut-être de faire la lumière sur les événements. Malheureusement, depuis neuf jours, Ben Maners était plongé dans le coma, surveillé par les médecins et les infirmières du service de réanimation de l'hôpital presbytérien de New² York. Bien que ces derniers soient plutôt optimistes quant à un éveil dans un avenir proche, le patient ne gardant aucune séquelle apparente de cet incident, l'inspecteur ne pouvait que ronger son frein en attendant son réveil.

Malgré son état comateux, Maners saisissait des bribes de conversation. Il savait que son frère était venu le voir, et qu'il s'était excusé de ne pas être venu plus tôt. Ce n'était pas vraiment comme si ça avait changé quelque chose, vu son état, mais il avait ressenti la douleur dans sa voix. Il l'avait élevé comme un père autant que comme un grand frère après la mort de leurs parents, et Ben savait que s'il paraissait fort de l'extérieur, Chris Maners restait au fond de lui le petit garçon voyant en son aîné un modèle à suivre et une source d'admiration intarissable. Il s'en voulait de lui imposer cette épreuve, mais il avait beau essayer d'ouvrir les yeux ou de lui parler, son corps refusait obstinément de lui obéir.

Il avait également entendu plusieurs fois son épouse discuter avec un autre homme, qu'il n'arrivait pas à identifier. Ce n'était ni un médecin, ni l'un des inspecteurs qui étaient passés s'enquérir de l'évolution de son état. Mais il sentait bien au timbre de sa voix que Mary-Ann n'était pas à son aise avec cet individu, qui ne cessait de la presser de venir avec elle Dieu sait où. Et alors que Ben sentait que son corps se faisait moins lourd, et qu'il était à deux doigts de pouvoir enfin ouvrir les yeux, il saisit à nouveau des bribes de conversation entre sa femme et ce mystérieux personnage :

« - Votre mari ... hors de danger ......nant, dit l'individu. Comme promis, .... ..... nous suivre à présent.

- Vous ... sûr ? Il n'est toujours ... réveillé...

- Nous avons ... patient avec vous. ... il est temps à présent. Vous ... le laisser.

- Oui, je comprends, répondit Mary Ann, la voix étouffée par un sanglot. Je .... te laisser, Ben. Adieu... »

Maners sentit alors le contact des lèvres de sa femme sur les siennes, puis il entendit des bruits de pas quittant la pièce. Il tenta de toutes ses forces de les retenir, ne comprenant pas pourquoi sa femme lui avait fait ses adieux, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il sentit alors monter une rage indescriptible au fond de lui. Rage contre son impuissance. Rage contre cet homme qui voulait lui arracher l'amour de sa vie. Il n'avait jamais ressenti une telle colère, pas même contre l'homme qui l'avait privé de ses parents. S'il en avait été capable, il aurait bondi de son lit pour rattraper Mary-Ann et la libérer de ce monstre. Mais soudain, il entendit quelqu'un entrer dans la chambre et commencer à s'affairer autour de son lit. Pensant que c'était son épouse qui avait fait demi-tour, Ben employa toute son énergie à ouvrir les yeux et, après un terrible effort, y parvint enfin légèrement :

« - Mary... Ann..., arriva-t-il à bredouiller ?

- C'est pas possible, souffla l'infirmière, regardant son patient tout en ouvrant le clapet de la montre à son poignet gauche. Le docteur Edwards est demandé d'urgence en chambre 6660 s'il vous plaît.

- ... Quel est... cet endroit ? demanda Ben, à moitié conscient.

- Vous êtes à l'hôpital Presbytérien de New² York, Monsieur Maners, répondit la jeune femme en refermant sa montre, tout en contrôlant les constantes sur les moniteurs. On vous y a amené après votre accident lundi dernier. Vous nous avez fait quelques frayeurs ! Vous ne vous en souvenez pas ?

- Je...n'ai pas souvenir de, balbutia Maners. ... Sauriez-vous où est... ma femme ?

- Eh bien, commença l'infirmière, apparemment gênée par la question. Je pense que le docteur Edwards pourra mieux vous renseigner que moi sur ce sujet. Je viens de le faire appeler, et il ne devrait pas tarder...

- Vous... ne l'avez pas croisée... en arrivant ici ? s'enquit-il, sa question semblant surprendre la jeune femme.

- Alors, il paraît que la belle au bois dormant s'est enfin réveillée, lança d'un ton guilleret le docteur Edwards en pénétrant dans la chambre. Comment vous sentez-vous, Monsieur Maners ?

- Je dois avouer... que je me sens... comme si j'avais bu toute la nuit, murmura le patient en esquissant un sourire. Mais... je pense... que ça irait mieux... si je pouvais parler à ma femme...

- Oui, j'en suis sûr, souffla le praticien après un bref silence. Mais vous venez à peine de vous réveiller. Il faudra patienter encore un peu avant d'avoir droit à des visites...

- Vous ne comprenez pas, insista Ben. Je DOIS voir... ma femme.

- Monsieur Maners. Après un coma comme le vôtre, il est normal de vouloir voir ses proches, mais c'est plus un mal qu'un bien, expliqua le docteur Edwards. Votre corps a encore besoin de retrouver des forces et...

- Ma femme... était encore ici... dans cette chambre... il n'y a pas cinq minutes ! Elle ne doit pas être loin... Je dois lui parler ! Je... bredouilla Maners, en essayant de se redresser.

- Monsieur Maners, vous devez rester coucher ! Vous n'êtes pas en état, s'affola l'infirmière en essayant de le rallonger.

- Si vous continuez à vous agiter, je vais être obligé de vous sédater, Monsieur Maners, le menaça le thérapeute. Toute cette agitation vous met en danger ! Nous ne savons pas encore exactement ce qu'il vous est arrivé sur ce pont, et n'importe quel stimuli pourrait vous replonger dans le coma. C'est ça que vous voulez ?

- Non... Bien sûr... Mais ma femme...

- Votre femme est partie en compagnie d'un agent de la Sécurité Intérieure, l'interrompit le docteur. Ils avaient des questions sur l'accident dont vous avez été victimes.

- Vous l'avez vu ? Elle va bien, s'enquit Maners.

- Oui, elle se porte comme un charme, répondit Edwards après un léger silence, esquissant un sourire rassurant. Elle a été légèrement blessée à la tête, mais elle va mieux maintenant. C'est pour ça qu'elle a accompagné l'agent. Je suis sûr qu'elle sera folle de joie en apprenant votre réveil.

- Oui... Elle a dû... s'inquiéter... Elle me couve toujours... comme une mère poule...

- Si vous ne voulez pas plus l'inquiéter, il va falloir écouter le docteur, d'accord, le rassura l'infirmière.

- Oui... Je comprends, bredouilla Ben. Je crois... que je vais me reposer un peu... maintenant...

- Bien entendu, acquiesça le médecin en se saisissant d'une fiche de soin et d'un stylo pour noter ses instructions. Je repasserai demain pour voir si vous allez mieux, d'accord ?

- Oui... Merci docteur... »

Quittant la salle, le praticien et l'infirmière laissèrent Ben seul, pensif. Pourquoi dire qu'il ne pourrait pas recevoir de visites, alors qu'il avait clairement entendu Mary-Ann le veiller pendant son coma ? Et pourquoi l'infirmière avait-elle été surprise quand il lui avait demandé si elle ne l'avait pas croisée ? Alors que le docteur l'avait assuré par la suite qu'elle était partie en compagnie d'un agent fédéral ? D'ailleurs, les propos qu'il avait échangés avec Mary-Ann ne ressemblaient pas à ceux d'un homme de loi... Et ce baiser d'adieu ? Toutes ces questions se bousculaient dans sa tête, et il replongea dans un sommeil profond en espérant en savoir plus le lendemain...

DIES IRAE - Cycle I : L'AngicideOù les histoires vivent. Découvrez maintenant