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Nos journées peuvent s'avérer être interminables dans le cas où elles sont monotones. À un certain âge, chaque jour ressemble au précédent et au prochain, et les relations se développant représentent les seules péripéties influant sur notre humeur.

Plus jeune, mes journées étaient rythmées par le ton de voix d'un garçon en particulier. Je ne pouvais simplement pas fermer les yeux sans lui avoir laissé la possibilité d'entrer de nouveau dans ma tête. Sa personne était reliée à mon quotidien, à un tel point que son rire retentissait parfois dans mon esprit. Un éclat de rire clair, distinct. Il me fascinait. Je me souviens de ces innombrables soirées passées devant mon écran, mes yeux éblouis par la vive lumière de ce dernier. Nos mots s'échangeaient jusqu'à ce que la lune ne soit plus qu'un mirage, réduisant peu à peu mon sommeil et décuplant mes insomnies. Parfois, la musique remplaçait les mots, et il fredonnait l'air des futurs souvenirs qui allaient le symboliser. Je me souviens de ses rires, de ses encouragements. De sa voix, pénétrant mon corps entier et se gravant dans ma mémoire pour ne plus jamais la quitter. La manière dont je l'ai nommé sur mon cellulaire, n'ayant jamais été changée depuis quatre années. Ces vestiges semblent avoir été désignés comme tels dès leur création. Comme si tout avait été prévu, depuis notre rencontre. 

Il était introverti, renfermé au point d'appréhender le contact à l'égard de la gente féminine. Je me souviens avoir été considérée comme spéciale par sa personne, méritante de son approche. Néanmoins, cette dernière différait de celle des garçons de notre âge. Elle était saine, pure, dénuée de tout sous-entendu malsain. La vérité se retranscrivait dans nos voix respectives, comme si le mensonge n'était familier de nos bouches.

Je me souviens qu'il se dénigrait lui-même, entrant en contradiction avec mes pensées. À mes yeux, il était celui qui brisait la monotonie de ma vie. Il était mon sauveur et l'élu de mon cœur. Le protéger constituait mon seul et unique dessein, négligeant causes et conséquences. Ses larmes pour une autre devaient s'évaporer, qu'importe ma personne, tout comme ses impétueux flots de sentiments négatifs. J'étais celle qui calmait la houle, asphyxiée par la puissance de celle-ci. C'était un garçon torturé par la vie, cadençant la mienne de montées et de descentes. Ses disparitions étaient fréquentes, et le manque se muait en un monstre atroce. L'abandon me consumait de l'intérieur, brûlant mes viscères et jouant avec mes artères. La douleur n'avait aucun nom à mes yeux. Elle existait car c'était humain, car le monde souffrait, car c'était quelque chose de normal.

Je me souviens de son visage, de sa chambre, de son miroir. Tout est si explicite dans ma tête.

Je me souviens de ses mots tranchants comme des lames de rasoir. Je me souviens de mes pertes de contrôle, de mes remises en question. Mon aspect particulier à ses yeux s'était changé en quelque chose de commun. Je n'étais plus qu'une silhouette parmi tant d'autres, à qui il adressait quelques mots débordant de violence. Le doute, silencieux comme assourdissant, s'installait. Mon corps, ma voix, mes compétences passaient à tabac devant le juge corrompu qu'il représentait. L'être salvateur que mon âme sœur dépeignait n'était plus que chimère.   

Je me souviens de la peur, serrant mes entrailles à les faire éclater, lorsqu'il jouait avec moi. Suppliant pour son attention et affection, mes besoins étaient superficiellement satisfaits en l'espace de quelques mots, avant de redoubler. Ses brefs mots doux apaisaient mon cœur à l'image d'un remède miracle capable de guérison instantanée. Mais les blessures qu'il causait se déchiraient de nouveau sous les coups qu'infligeaient insultes et ignorances. Ma dépendance s'exacerbait au point de m'en donner le vertige. Je ployais sous la puissance de ses humeurs, malmenée par son intangible affect. J'avais atteint les abysses de mon amour-propre, et le Point Nemo de ma stabilité. Fermant les yeux à l'heure où le soleil s'élevait dans le bleu, mes obscurités étaient bercées par le hurlement de mon être entier.  Sa personne, lancinante, occupait mes nuits et mes matins. Il devenait peu à peu la raison pour laquelle j'existais, empiétant sur ce que j'étais réellement.

La fréquence de mes plaisirs et besoins diminuait, raréfiant les maigres instants de rémission dont je pouvais bénéficier. Il me fallait y mettre fin, me sauver de ma perte avant que je n'atteigne un point de non retour. Quelquefois, les questions sont compliquées, mais les réponses sont simples. Ma réponse à moi apparaissait comme une fatalité à laquelle je n'allais pas survivre. Cependant, je finis par prendre la décision qui m'arracherait à ce cercle vicieux. Il me fallait m'en éloigner, me détacher de sa personne pour ne plus jamais vivre à ses dépens.

Les jours passèrent, et les mois finirent par leur succéder. Les traces de son existence semblaient ineffaçables à mes yeux, alors je les ai gardées. Mes nuits portaient toujours cet attribut douloureux, sans pour autant s'aggraver. Elles se ressemblaient toutes, administrant la même dose d'acide dans mon sang. 

Le temps pansa mes plaies, me permettant d'oublier. Pourtant, je ne pense pas omettre son existence de ma vie. Je pense avoir été marquée au fer rouge le jour où tout cela a commencé. Désormais, le changement se fait sentir. Je suis devenue ce que je craignais le plus, source de souffrance pour la plupart de mes proches. J'en suis consciente, et malgré mes efforts, les traces que je laisse semblent indélébiles pour eux aussi. Pendant plusieurs années, j'ai inconsciemment cherché une personne qui aurait pu le remplacer, en vain. Ce n'est que trop tard que j'ai compris que le jeune garçon dont j'étais follement éprise avait entièrement disparu. Les seules preuves de son passage résidaient dans mon ancien téléphone, ne constituant plus que de faibles souvenirs dans lesquels je courrais me réfugier.

Je suis toujours la même personne, marquée par le temps. Seulement, je reste persuadée que l'enfant emprisonné dans le passé ne s'est pas volatilisé. Pourtant, plus rien ne semble réel lorsque mon regard défile de nouveau sur ses mots. Il ne m'apparaît plus que comme une lointaine silhouette s'enfonçant dans les profondeurs d'un océan de vieilles images.


ZÉRO QUATRE ZÉRO NEUFWhere stories live. Discover now