Le Bras du Diable n'avait jamais été aussi calme qu'en cet instant, pourtant Alexer parcourait les mers depuis toujours. Né sur une galère, son amour pour la navigation et la piraterie avait germé très tôt au fond de son cœur, et il pouvait aisément compter sur les doigts d'une seule main le nombre de fois où ses pieds avaient foulé la terre ferme. Et d'aussi loin qu'il se souvienne, jamais eau n'avait été si limpide, et certainement pas dans cette région du monde.
Le dos droit, la tête haute, Alexer se tenait, comme à son habitude, à la proue du navire pour admirer sa pointe métallique fendre la mer. Le claquement des voiles le berçait, le grincement des poulies était comme une ode à la vie, le cliquetis des chaînes accompagnait le balancement du bateau au rythme de la houle. Pourtant, la mer d'encre n'ondulait pas. La voute étoilée éclairait une étendue infiniment plane, sans vague, sans remous, sans écume. Quelque chose clochait. Les sourcils froncés, Alexer tentait de se souvenir d'un récit de son père concernant ce phénomène, mais rien ne lui revenait en mémoire.
Le Bras du Diable était réputé pour être le couloir de mer le plus dangereux au monde. Un coude pris entre les vents et les courants contraires qui se montrait insurmontable pour las navigateurs novices, mais également très coriaces avec les plus expérimentés. Nombreux de capitaines s'étaient échoués contre les parois rocheuses qui le bordaient, et les épaves des navires malheureux ornaient ce bras de tout son long, sur des lieues et des lieues, comme autant de mises en garde adressées aux intrépides qui se croiraient plus malins que ces eaux. Alexer lui-même avait failli y perdre la vie, il avait quelques années de cela. Trop confiant, il s'était laissé surprendre par un tourbillon caché dans les courants et s'était vu éjecter contre les falaises. Son navire n'avait pas survécu, une partie de son équipage non plus, et il en était ressorti avec une balafre énorme qui lui traversait le torse.
Des claquements de bottes sur le plancher du navire le tirèrent de ses sombres pensées. Il tendit l'oreille et reconnut son bras droit à la cadence de sa démarche. Sans attendre qu'il arrive à sa hauteur, Alexer s'écarta d'un pas pour lui laisser une place à ses côtés. L'autre s'y posta sans autre forme de cérémonie et se figea, le regard dirigé sur l'horizon, les mains croisées dans le dos. Pendant quelques secondes, tous deux gardèrent silence. Ce fut Alexer qui finit par le briser.
— Tu souhaites m'entretenir d'un fait, Clapton ?
— D'une crainte générale, capitaine.
Alexer se pinça les lèvres en un tic nerveux. Ainsi, son équipage avait également remarqué le calme extraordinaire qui régnait depuis quelques heures.
— Ne m'en dis pas plus, répondit-il, je pense que nous avons tous fait le même constat.
Clapton acquiesça, tout aussi nerveux que son capitaine. Il se racla la gorge et poursuivit :
— Ils sont tous inquiets. Ils ont peur du calme avant la tempête. Et quand on connait les tempêtes qui sévissent ici d'ordinaire, il est fort à parier que celle qui nous attend ressemblera au diable en personne, et pas seulement à son bras.
— Je le conçois également. Écoute ! Tu entends ? chuchota Alexer en crispant ses doigts au bastingage.
— Non, capitaine. Que devrais-je entendre ?
— Rien, justement. Il n'y a rien ici. Pas une mouette ne crie. Pas un poisson qui ferait onduler la surface de l'eau. Même sur les côtes, tout semble mort.
Un frisson parcourut l'échine de Clapton. Alexer était un pirate toujours confiant et serein, mais le murmure de sa voix contenait ce soir une note d'appréhension, et cela ne lui disait rien qui vaille. Si le célèbre Alexer avait peur, alors la terre entière devait trembler.
— Rapprochons-nous des côtes, la prudence est mère de sureté, conclut le capitaine d'une voix sombre.
Puis, il tourna les talons et d'un pas lourd, traversa le pont et s'enferma dans sa cabine, sous le regard inquiet de Clapton. Celui-ci jeta un dernier coup d'œil à la mer et imita Alexer. Il descendit dans la soute du navire pour rejoindre le reste de l'équipage qui attendait avec impatience son retour. Tous observèrent le bras droit du capitaine avec la même lueur dans le regard : la peur. Elle les dominait et avait envahi tout leur être. Des bouteilles de rhum à la main, il patientait face à un Clapton nerveux qui usait le plancher de ses talons usés. Dire qu'il faisait les cent pas aurait été un doux euphémisme ; ses bottes rongeaient littéralement le sol à force d'allers et retours inlassables.
Quand soudain il s'arrêta pour leur faire face, tous retinrent leur souffle et restèrent suspendus à ses lèvres. L'on aurait dit que le Messie s'apprêtait à prêcher la bonne parole face aux lépreux qui attendaient le miracle de la guérison. Pour autant, aucun ne vint briser le silence pesant, ce fut Clapton lui-même qui le rompit.
— Cessez de boire, vous aurez besoin de tous vos esprits. On se prépare au pire d'un instant à l'autre. Le capitaine n'a jamais été aussi anxieux, lâcha-t-il seulement, avant de se tourner et de commencer à vérifier les nœuds de différents cordages.
De profonds soupirs répondirent à sa mise en garde. Les bouteilles furent posées au sol après avoir été vidées de quelques rasades supplémentaires, juste de quoi se donner un peu de courage. Puis, chacun s'installa dans un coin de la soute ; certains affutèrent leur lame, d'autres se mirent à boucler les coffres et vérifier les canons, quant aux derniers, ils se contentèrent de psalmodier des paroles incompréhensibles destinées au dieu de la mer afin de les protéger du danger qui s'annonçait. La nuit promettait d'être longue.
Pourtant, ils n'eurent pas à patienter longtemps avant que le mal n'arrive. Une chaleur étouffante s'éleva dans toute la soute, à tel point que cela en devint intenable. L'équipage remonta au pas de course sur le pont et découvrit, non sans une crainte immense, Alexer poster au milieu de son navire, le regard teinté d'une effroyable crainte.
— Qu'est-ce qu'il se passe ? hurla un des pirates en s'approchant de son capitaine.
— L'enfer. L'enfer s'ouvre à nous et se déchaine.
La froideur de son ton étouffa aussitôt tout espoir qu'il aurait pu rester dans le cœur de son équipage.
Tout autour d'eux, l'eau s'était mise à bouillonner, des volutes de fumée s'en échappait. La mer elle-même semblait s'embraser, les hypnotisant de son mélange de lueurs bleu-orangées. Les regards se perdirent dans la contemplation de ce spectacle à la fois triste et inédit, et c'est à ce moment-là que le récit de son père revint en mémoire à Alexer : « Il avait traversé mers et océans, conquis chaque recoin de monde. Poissons, sirènes et le dieu des océans lui-même se prosternaient devant sa grandeur et son savoir. Pourtant, lorsque les eaux les plus turbulentes devinrent aussi calmes qu'un matin d'hiver, le prince ne put que tomber son titre et se mettre à genoux devant celui qui saura gouverner ce qu'il avait dompté ». Ces mots résonnaient maintenant en lui comme un couperet qui s'apprêtait à tomber.
Aussi, Alexer dénoua lentement le morceau de tissu qu'il portait autour de son bras. Ce morceau de tissu qu'il avait lui-même découpé dans sa plus grande voile, signifiant ainsi qu'il était le capitaine de ce navire aux yeux de tous, respecté par son équipage. Il libéra ce petit bout de tissu qui représentait toute sa vie, tout en étant finalement aussi insignifiant qu'une fourmi. L'étoffe s'envola et fût porté plus loin par les courants chauds qui s'élevaient de plus en plus forts de la mer. Puis, quand il finit par s'échouer dans l'eau et que celle-ci l'engloutit, un murmure presque inaudible s'immisça dans son esprit : « je t'attends, capitaine Alexer Andernbutt».
La surprise de ce souffle froid et rauque lui embrouilla l'esprit, et c'est sans que personne ne s'en rende vraiment compte que le navire heurta les massifs rocailleux d'une île de l'Archipel Sèche, faisant voler en éclats la coque et projetant violemment les pirates contre les rochers pointus.
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ONYX 1-Les murmures des ténèbres
FantasyAlors que les tensions entre les différents royaumes sont en train de mettre à mal les alliances profondément ancrées, une menace bien plus importante s'apprête à s'élever sur le monde connu. Des ténèbres s'élèvent des murmures. Des enfers s'échapp...