J'ai pris 5 ans fermes. Il paraît que le temps passe vite.
Le temps. Le temps, le temps, le temps. Tout se rapporte au temps. On remet des choses au lendemain car on se dit qu'on n'aura pas le temps. Et puis, au fur et à mesure, le temps part. Il fuit, il glisse entre nos doigts. Les heures deviennent des jours, les jours des semaines et les semaines des mois. Les mois se transforment en années et un matin, on se réveille et, en se regardant dans le miroir, on se rend compte. On se rend compte du temps qui a passé, qui s'est écoulé et désormais, on a un travail, une famille, une vie bien rangée. On a vieilli alors qu'on a l'impression que c'était hier encore que l'on avait 20 ans. Et cela effraie. Beaucoup de gens ont peur de ce temps qui ne s'arrête jamais et qui pourtant s'arrête à chaque instant pour au moins une personne dans le monde. Une personne qui n'a plus de temps.
La sentence est tombée. Irrévocable. Juste ? Sans doute. Je ne sais pas. Je ne me rappelle pas. J'ai vécu le procès comme un spectateur. Pas comme le jugé. Je voyais sans voir, j'entendais sans entendre. Amorphe. On m'a posé une question à un moment. J'ai répondu. Je crois. Dans la salle, le temps est passé lentement. Je ne saurais dire combien de temps exactement la séance a duré.
C'était lent et en même temps trop rapide. J'ai l'impression de n'être resté assis sur mon siège que le temps d'un battement de paupière. On pourrait croire que c'est impossible mais pourtant... Cependant, je sais que cela n'a été qu'une impression. Rien d'autre qu'une impression. C'est marrant, les impressions, non ? Une impression de déjà vu, de connaître une personne, un endroit. Cette impression de ressentir quelque chose et au final, ne faire que semblant de sentir cette chose, pour se conformer à la société. Se conformer aux gens. On passe notre vie à nous conformer à ce qui nous entoure. On nous trouve trop franc ? On s'arrange pour changer. Trop intelligent ? On range nos connaissances au placard. Trop orgueilleux ? On se tait pour ne plus l'être. Nous sommes à jamais conformé à nous soumettre aux attentes extérieures. Pas un pas de travers, pas une parole plus haute que l'autre, nos différences transformées en hontes, nos rêves en espoirs vains. Avoir une vie bien rangée, est-ce là le seul but de notre existence, de notre société ? Ou nos déboires de jeunesse sont-ils la solution ? Serait-ce là ce qui m'a poussé à agir ainsi ? A faire ce que j'ai fais ? Peut-être. Mon avocat a plaidé l'inconscience, le surplus d'émotions. J'étais pourtant bien conscient. Je me rappelle de tout. Ces voix. Ces gestes. Cet endroit. Le miroir sur le mur où je contemple mon reflet comme tant de fois auparavant. Comme tant de fois dans le temps.
Alors qu'on me tire de force hors de la salle de procès, un souvenir me frappe de plein fouet. Une petite fille. Une poupée. Des rires. De la joie. Je fixe le petit être assis sur le banc du couloir tandis qu'on me traîne. Alors même que mon escorte et moi-même dépassons l'enfant, mon regard la fixe. Mes yeux ne la lâchent pas alors que je m'en éloigne. Elle lui ressemble. Des mèches de cheveux bouclés, chatains. Des yeux en amande. Je revois cette fillette dont je m'étais occupé et que l'on m'a arraché. Un coup dans les côtes, le retour à la réalité. "Avance". Mon regard se pose sur le propriètaire de la voix. Je sens sa haine émaner de son corps, elle l'entoure comme une aura menaçante. De la haine... Contre moi ? Je ne comprends pas. Je ne lui ai rien fait. Pourquoi m'en vouloir ? C'était pas moi. Pense-t-il que je n'ai pas souffert, moi aussi ? Sentir ce monstre prendre possession de mes gestes, de mon corps, de mon esprit. Le sentir s'insinuer dans mon cerveau, me susurrer ces mots. Puis enfin, le sentir m'envahir, me convaincre. Et voir la terreur sur leurs visages. Dans leurs yeux.
On dit que les yeux sont le reflet de l'âme. Que si l'on regarde profondément dans les prunelles d'une personne, on verra qui elle est vraiment. Mais qu'ont-ils vu à ce moment-là ? Qu'ont-ils vu lorsque je les attaquais ? Lorsque, alors même que je perdais le contrôle, je restais là, à les fixer de mes yeux vagues ? Lorsque je les blessais à multiples reprises, mon visage encore plus neutre qu'à l'heure actuelle ? M'ont-ils vu moi ? Ou l'ont-ils vu lui ?
On me pousse. Encore. "Bouge-toi.". Bon... Si ils veulent. J'observe le décor qui change au fil des couloirs que l'on traversent. Une porte. Un mur. Une fenêtre. Un mur. Un banc. Une porte. Et ça continue. Encore. Et encore. Indéfiniment. Ca se répète. Comme dans ma tête. Leurs cris hantent mon cerveau. Ils sont là. Je les entends. J'entends aussi les murmures sur mon passage. Les bruits de couloirs. "Meurtre". "Ensanglantés". "Retrouvé en pleurs". "Mare de sang". Ce n'était pas moi. Je le jure. Ce n'était pas moi.
Les aiguilles tiquent, les aiguilles taquent. Leur son s'infiltre, doucement, sournoisement. Ca résonne contre mes parois crâniennes. Tic. Tac. Le symbole par excellence du temps qui passe. Je vois cette immense horloge vitrée, visible de l'extérieur, placée telle une rosace au-dessus de l'entrée d'une église. Tiens... l'église... Ca fait longtemps que je n'y suis pas allé. Depuis son enterrement. J'étais jeune mais je m'en souviens encore. Pas que cela fut traumatisant. Je ne l'avais pas ressenti ainsi. C'est pourtant ce qu'on m'a dit. Et comme j'étais un enfant, j'ai écouté ce que l'adulte avait dit. Après tout, les adultes ne mentent jamais, n'est-ce pas ?
Lorsque je sors de mes pensées, c'est pour voir un policier escorter la juge. C'est donc elle qui m'a condamné ? Intéressant. Elle s'arrête devant moi et je la regarde comme je le fais pour tout depuis tout à l'heure : avec curiosité. Elle parle. Elle me parle. Je la fixe de mes grands yeux mais ses mots ne m'atteignent pas. Puis ses yeux se posent sur moi. J'aime bien ses yeux. Ils renferment quelque chose de chaleureux, de rassurant. Une mère. Les yeux sont le reflet de l'âme... Alors son âme est bonne. Je ne sais pas ce que j'ai fais, ni pourquoi j'ai été condamné, mais je lui fais confiance. Elle sait ce qu'elle fait. Elle s'assoit à côté de moi en soupirant et me regarde. Son visage n'est plus aussi neutre, aussi lointain. "Madame la juge, vous ne devriez pas". Elle le coupe. D'un geste de la main, cette femme fait taire un policier de deux têtes plus grand qu'elle. Je vois la scène sans la comprendre. Je cligne des yeux. Plusieurs fois. Elle me regarde. Me sourit... Tristement. Et enfin, me caresse la joue. Je ne bouge pas. Je ne suis que spectateur. Je m'appuie contre cette chaleur nouvelle. Elle se relève et me souhaite bonne chance. Et deux policiers arrivent près de moi et me soulèvent à nouveau grossièrement tandis que nos prunelles restent accrochées à celles de l'autre.
On me jette sur la banquette arrière d'un fourgon blindé puis mes pieds sont enchaînés au sol tandis que mes poignets sont liés ensemble. Je les soulève à la hauteur de mon visage. Je suis dangereux. Sans doute. Si ils prennent tant de précautions, c'est qu'il y a une raison non ?
Leurs voix. Leurs regards. La peur. Un autre souvenir me hante à nouveau. J'ai peur. Des gens m'entourent. Ils crient autour de moi. Ils courent. Ils paniquent.
Le trajet est long. Là je sens bien le temps s'écouler. Je reste malgré tout spectateur. Mais je sens que le temps passe. Ce n'est pas comme lors du procès, bien que je reste bloqué dans ma bulle. Le temps passe. Les secondes s'écoulent encore. Lentement. Rapidement. Le rythme change en fonction du défilement de mes pensées. Le transfert a été immédiat, réalisé directement après la condamnation.
Le temps. Le temps, le temps, le temps. Notre vie entière se rapporte au temps. Les secondes qui nous fuit. Les jours et les semaines qui défilent. Les mois qui s'effilent et les années qui se dessinent. Il s'en est passé des choses pendant toutes ces années. Des choses qui ont fait que j'ai fait ce que j'ai fait. Alors que je relève le visage, je croise mon regard dans le rétroviseur intérieur du véhicule. Et je la vois. Cette étincelle. Celle qui me prouve que je ne suis plus seulement spectateur. Celle qui me prouve que celui qui me rend acteur de ma vie est de retour. Celui qui m'a rendu coupable. Celui qui m'a sorti de ma transe. Le monstre... Mon visage se déride. Je perds mes yeux innocents, mon visage étonné de tout. Il est là. Voyons qui de vous, de moi ou de ces policiers trouvera la vérité en premier...
VOUS LISEZ
« Le temps »
Short StoryTexte écrit dans le cadre d'un concours de nouvelles ayant pour thème « Tempo, Chronos and Co ». Sujet choisi (numéro 3) : « J'ai pris 5 ans fermes. Il paraît que le temps passe vite, mais... »