Poésies, Sully Prudhomme, 1872

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Si l'on veut absolument lire ce que la poésie ne devrait jamais être, une forme guindée, plaisante, précieuse, pour midinettes sentimentales ou pour bourgeoises tendres et mariées, sans nouveauté ni virilité, un verbiage empesé pour salons ou futurs gendres, avec toute la galanterie des billets pleutres et roses, paysages, figures obligées, douleurs feintes, sujets antiques, tout en eau si possible, et rien qu'une manière suave et prévisible sans préméditation manifeste qu'une inspiration venant à mesure de l'écriture ; si l'on recherche bovaryquement une substance de pâmoison pas trop indécente ni ardue, avec déclaration de bonne moralité publique, ingéniosité de premier de classe en rhétorique, et torsions habituelle des vers en inversions commodes des sujets et des verbes ; si l'on a du temps à perdre, entre deux niveaux de Candy Crush, de séries-télé répétitives et insipides ou de bandes dessinées que vraiment-on-ne-voit-pas-pourquoi-ça-ne-serait-pas-un-art-comme-les-autres, avec une matière superficielle, insincère, plaisante et passe-partout comme le vin pas typé le moins du monde, où l'on aspire à redécouvrir que la guerre est vraiment une très vilaine chose parce qu'elle sépare les amants, que l'affection peut être retorse et traître et qu'il y a de beaux monuments et des statues jolies en Italie ; si l'on exige comme un principe que la forge soit rougeoyante, le ciel azuréen, la chair incarnate, les femmes tentantes, secrètes et joviales, l'homme naïf, hautain et trublion ; si l'on craint, par exemple à cause d'une hypersensibilité phobique, des effets de couleur inédits qui blessent les yeux et des originalités de formes et de contextures qui dérangent les convenances ; si on ne lit que par ennui et pour se mettre au courant, pour connaître les parfums y compris les plus rances des siècles avant nous, ou pour que Madame de l'autre côté du lit soit assez fière de ce mari qui bravement affronte ce qu'en Littérature on suppose de plus sophistiqué ; si l'on ignore encore comme la poésie fut longtemps un jeu purement mondain, un faire-valoir de désœuvré entre une charge décorative au Ministère et une sinécure au Gouvernement ; si l'on n'a jamais appris par l'expérience que cent pièces écrites et mises ensemble peuvent toujours ne pas faire une idée neuve ni un commencement d'individu intègre et propre ; alors, et seulement dans ce cas, je vous recommande, en plus d'une balle de révolver et de l'arme qui va avec pour en faire l'usage le plus expédient à votre plutôt banale situation existentielle, d'aller d'un pas pressé acheter et lire Sully Prudhomme et tout spécialement ses vers publiés entre 1866 et 1872 qui vraiment vous siéront à merveille comme à nul artiste : vous serez ravi de trouver comme on peut rédiger tant de mots distingués sans jamais écrire un seul vers véritable, quoique – mais certainement je suis d'une telle dureté et d'une si grande médisance ! – plus que vraisemblablement vous ne vous en apercevrez point !


À suivre : Croc-Blanc, London.


Post-Scriptum : Une fois de plus, je ne cite pas : il y a rarement dans ce recueil quelques pièces d'intérêt, mais on ignore en poésie si ce n'est pas, à force d'en écrire, l'effet du hasard ; or, je n'ai pas coutume d'exposer des écrivains aux succès fortuits, ou bien je crois bien que je devrais publier presque tous les écrivains d'aujourd'hui.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant