L'Horloger

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C'était une époque où j'avais des carnets cornés et des ongles taillés... Ceci dit, ça ne remonte pas à si longtemps que cela, mes ongles sont encore tachés d'encre. Mais enfin bon, c'est un temps qui me semble désormais bien révolue, et sciemment oubliable. Mon père était, et là, je peux parler au passé puisqu'il ne l'es plus, un horloger affirmé, tout en passion et moustache. Il avait, qui flamboyait dans ses iris, cette pointe vibrante de jeunesse, même s'il tâtait la cinquantaine. Il était grand, maigre et beau. A vrai dire, le seul élément tout en rondeur de son corps, était son nez. Il possédait un nez qui n'en était pas un. Sans vouloir vous rappeler qui que ce soit, il possédait un nez qui pouvait être milles autres choses à la fois, tant il était gonflé et harmonieux. Entourant ce monument incontournable, qui avait poussé au centre de son visage, comme si on avait répandu des spores de nez dans sa nurserie quand il était encore tout petit, des traits émincés creusaient son visage en des lignes verticales, sinueuses et fines, tranchant avec ses petits orbites trop enfoncées et ses cernes teintés d'un noir alarmant, le tout couronné par une fine paire de lunettes tordues. Mais, malgré tout ces stéréotypes et sa gueule si atypique, mon père était un bel homme. Il rayonnait, d'un charisme qu'il ne m'a aucunement transmis, ce genre de qualité ne coulant pas dans les veines, ni par les gênes. Il avait donc, disais-je, cette étincelle qui allumait chez les gens une sympathie alarmante. Par conséquent, puisque le voisinage tout entier était épris d'ardente admiration pour mon géniteur, je passais mon enfance à être choyé, plein de mamours et de tapes sur la tête, ce qui finit d'ailleurs par rendre mon crâne plat. Et, je jure que sans tout ces inconnus pleins de bonnes intentions, j'aurais sans doute dépéris d'une solitude trop amère et d'un manque d'attention certain. Je ne me souvenais plus de ma mère, emportée durant mes premières années de vie par la main étrangère d'une maladie foudroyante. Tout ce que je savais d'elle me venait de mon père, qui l'avait tant aimé qu'il parvenait à m'insuffler son odeur mère rien que par les mots. Il me la décrivait, comment elle se tenait à table, l'angle qu'elle prenait lorsqu'elle étirait ses bras le matin, le son de ses poumons, le rouge de ses ongles et le doré de ses yeux. Sur ma mère, je savais tout, mais je ne me souvenais de rien. J'ai passé mon enfance dans un quartier perdu au milieu d'une immense, et vieille, ville de pierres et d'âmes, mais avant cela, m'avait raconté mon père, j'avais raclé le parquet d'une antique maison de campagne de mes genoux. Il avait dit qu'elle était si haute, que même en retirant son couvre-chef pour élargir son champ de vision, ses pupilles ne parvenaient qu'à effleurer le toit. Il me transcrivait le souffle des chauve-souris et le clopinement des araignées, les décrivant comme des bêtes mythiques et animaux légendaires dignes du plus grimmesque des contes, et j'imaginais parfois ces fabuleuses créatures la nuit, respirant à mon oreille. Mais jamais je ne me rappelais de par moi-même avoir posé un seul orteil là-bas. Vous l'aurez compris, mon père était un très bon conteur, qui bâtit pour moi une mémoire entière, cousant une enfance de velours et de dagues. Quand il travaillait sur ses engrenages, je restais accoudé à son bureau, un sourire béant aux lèvres, fixant ses gros doigts âpres d'ouvrier qui grappillaient comme des araignées à cinq pattes sur les cadrans, aiguilles et rouages. Tout paraissait minuscule, même pour mes yeux d'enfant. Mais mon père avait une parfaite maîtrise de ses mains, et même s'il avait les phalanges rugueuses, il était capable de délivrer un vrai travail d'orfèvre. Il avait les manies, intransigeantes, d'un homme qui a appris son métier seul, et qui aime ce qu'il fait. Tiens, par exemple, sa pipette à huile, il la posait toujours à sa droite, bien qu'il fut un gaucher réprimandé, et souvent décalée et orientée vers l'est. De même, ses lunettes étaient tordues et traversaient son visage en une courbe maladroite puisqu'il avait la fâcheuse tendance de constamment les rabattre vers son œil droit, qui était, à ce qu'il racontait, plus malade que le gauche. Son atelier était petit, tout en bois et en écharde, mais s'en dégageait l'atmosphère chaleureuse des jours heureux. Une table, que je trouvais immensément haute, s'appuyait contre le mur, en bordure de la fenêtre, marquée par les veines du bois qui ondulaient sur toutes les planches qui la formaient. Là-dessus s'éparpillaient outils de ferraille tordu en tous genres, boîtes en verre et en fontes, remplies d'une infinité de petites pièces triées. Les crantées avec les crantées, les aiguilles en tas, les dorées à babord, les argentées à tribord. Il y avait aussi un bon nombre de petites plaquettes de bois, qui s'entassaient près de la grosse lampe de précision et de son ampoule jaunâtre grésillante. Une quantité astronomique de fils en tous genre pendaient au-dessus de la nuque de mon père, astucieusement cloué au mur et au plafond. Une boîte à couture, qui avait appartenu à ma mère à ce qu'on m'en disait, était posée sur un petit tabouret, presque sous la table, constamment ouverte et répandant épingle et chutes de tissus un peu partout dans des crachotements interminables de boutons. Lorsque je rentrais de l'école, encore en culottes courtes, je me précipitais à l'atelier en pétillant et crépitant, et me hâtais de retirer mes trop lourdes chaussures de cuir pour recevoir les paroles galvanisantes de mon pères, son habituel long bras qui m'entourait les épaules et son sourire salvateur. Je laissais ainsi mes godasses échouées sur le parqué abîmé, comme des récifs distordus au milieu d'une mer de tronc. Mon père avait inventé un système à partir de carton lorsqu'il voulait concentrer la luminosité sur la précision de son travail, et en faisait coulisser les panneaux plusieurs fois par jours, au fur et à mesure que le jour tournait à la nuit. Il pouvait rester dans son atelier tout une semaine entière, tout en soupirs et souffles, et ponctuait le tout par de micro-siestes expertes. Il était épris d'une fervente passion pour le temps. Une espèce de fascination, un poil malsaine, pour ce qui le menait droit sous la tombe. Il m'avait dit une fois avoir étudié la question en large, en long et en travers, lu les plus grands philosophes, la relativité des scientifiques, avant de n'en conclure que le temps avait son importance. C'était une facette intrigante de mon père : il pouvait passer des minutes entières à réfléchir, perdu dans ses pensées, avant de ne finalement admettre un simple fait. Voilà ce qu'était mon père à mes yeux, un homme sage, simple et nostalgique. Il m'éduqua seul, et bien. Il était présent quand je le nécessitais, préparait des repas faciles mais copieux, m'emmenait jouer, me racontait des histoires, et qui savait me sourire quand j'en avais besoin. C'était un paternel aimant et triste, et j'étais un fils timide et allumé. Je passais du coq à l'âne, ne cessais de babiller lorsque nous étions seuls et m'enfermais entre de vieilles pages de livres qui faisaient baver leurs phrases, pour peu qu'un client vienne chercher un colis à l'atelier. Vers mes neufs ans, alors que j'étais suffisamment âgé pour suivre mes amis et frauder au cinéma, mon père se fit de moins en moins présent. Les semaines s'écoulaient doucement, et mon œil absent ne remarquais pas que les boutiques fermaient progressivement dans les rues, ni que le docteur Rodriguez n'était plus à ses fenêtres. J'entendais parfois, dans mon demi-sommeil d'enfant, la porte qui claquait lorsque mon père quittait l'appartement, tard dans la nuit. Les moments où il me disait être occupé se multipliaient, les restrictions augmentaient, le pays crisait. Tant et si bien qu'à mes quinze ans, le couvre-feu faisait trembler la ville à dix-neuf heures, et trois pères de familles de notre rue avaient mystérieusement disparus. A contrario, nous mangions mieux, et père disait avoir mis suffisamment d'argent de côté pour une longue retraite à la campagne. Parfois, des discours élaborés bourdonnaient par les hauts parleurs qu'on avait fait installer sur une grande partie des lampadaires. Les radios grésillaient d'une petite voix stridente qui aboyait des choses qui nous semblaient sommaires et absurdes à la fois. Mais mes amis et moi, nous nous accrochions à notre âge, nous coursions les filles, nous volions dans les épiceries. Un jour, alors que mon père était sorti depuis déjà une bonne heure, une milice toqua sourdement à notre porte. J'allais ouvrir, sceptique, exécutant un salut improvisé pour l'occasion. Les trois soldats méprisèrent mon regard amplis de question et me poussèrent sur le côté, en me sommant de ne pas amorcer le moindre geste. Ils retournèrent l'appartement, arrachant les meubles de leurs murs, retournant les sommiers et leurs ressorts grinçants, arrachant les pages des livres. Je me souviens très clairement de cet instant, hypnotisant, pendant laquelle ils sortirent le moindre bout de papier de nos tiroirs et secouèrent nos vestes, dans un silence morbide et tordant qui ne collait pas du tout à la scène, que je vécus comme violente et menaçante. Ils repartirent comme ils étaient entrés et avaient souillé notre nid, en silence et en regard noir. Mon père me trouva, quelques dizaines de minute plus tard, pantelant et terrifié, entouré des détritus qu'avaient autrefois été nos objets de valeurs. Il se dit alors qu'il me devait bien une explication.

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