Novembre 2019. Le 28, pour être précise.
La chambre est sombre, mais impossible de se rendormir. Déjà deux heures qu'elle tourne dans son lit. L'excitation ne veut pas la quitter. Un peu plus que cela, même. Une vraie fébrilité. C'est aujourd'hui ! Le Jour J, celui qu'elle a entouré d'un immense trait de marqueur rouge sur le calendrier du frigidaire.
La sortie du dernier tome.
Dans l'obscurité de la chambre, elle sourit. Quiconque la verrait croirait qu'elle a quinze ans.
Mais aujourd'hui, ce n'est pas elle qui va attendre devant le rideau de fer de sa librairie préférée pour le dernier tome d'une de ses sagas adorée, non.
Aujourd'hui, c'est son livre qui sort. Le dernier de la série qu'elle a commencée il y a tant d'années déjà. Douze ans. Une petite adolescence en soi.
La Passe Miroir.
***
Ce jour-là, elle a choisi de le passer chez elle, en Belgique. Finalement, aussi loin que l'aient emmenée le Pôle ou les autres arches, c'est ici que l'histoire a germé dans son esprit. Ici qu'elle a griffonné les premiers mots sur le papier, avant même l'ordinateur, avant de comprendre que ces pages noircies pouvaient être quelque chose. Autre chose.
Elle sourit à nouveau, s'enroule dans un plaid et allume l'ordinateur du bureau. Dehors, les rayons pâles du soleil d'automne commencent à éclairer le paysage. C'est beau, une ville qui dort encore.
Deux messages brefs. Un pour son site et ses fidèles lecteurs et lectrices, un pour les Plumes d'argent. Chaque page leur est un peu dédiée.
Rien de pompeux, elle sait que ce ne sera pas simple. Elle s'y est préparée. Elle n'en dit pas plus. Mieux vaut attendre un peu.
Elle écrit.
« Et voilà. »
***
C'est un cataclysme. Une tempête. Mais la colère ne monte pas. Elle devrait, ce serait sain, mais elle ne monte pas.
Pire, elle comprend. Elle les plaint. Elle les a laissés orphelins, non ?
Elle avait prévu la tristesse.
Elle avait prévu la déception.
Elle avait prévu la frustration.
Mais elle n'avait pas anticipé l'indignation. La rage. La haine.
C'est tellement violent. Elle lit, s'abreuve de ce qui se dit. On lui conseille de prendre du recul, elle sait qu'elle le doit. Mais elle ne voit pas le moment où sa curiosité devient une meurtrissure. Une déchirure.
N'ont-ils pas compris ?
Elle se retire du monde, un instant. Elle a besoin de respirer, elle ne veut pas sombrer. La joie, si vive, ne suffit plus. Elle en a pourtant en stock ! Mais elle se « préserve ». Ce sont les mots qu'on utilise. « Préserve-toi ».
***
Les fêtes de fin d'année sont là, et tout le monde la félicite. Elle a accompli quelque chose, même si elle ne sait toujours pas vraiment dire quoi. Elle a écrit comme elle respirait. Calmement, prudemment, avec rigueur et passion.
Ce soir-là, alors que tout le monde est au salon, elle s'enferme dans la chambre, et lit.
Pas grand-chose, juste quelques commentaires sur les réseaux sociaux.
Les gens pleurent les héros :
Ophélie et Thorn qui ne se retrouvent pas. Gaëlle et Renard qui disparaissent. Archibald malade. Victoire laissée pour compte.
Elle se pose sérieusement la question, pour la première fois. A-t-elle écrit pour le mieux ? N'a-t-elle pas eu trop hâte, a-t-elle bâclé sa fin ?
D'un soupir, elle chasse cette idée. Rien n'a été laissé au hasard, elle le sait. Elle porte cette histoire depuis douze ans. Douze années ! Elle ne s'en est pas libéré comme d'un fardeau, ce n'est pas ce qu'on fait avec les amis chers !
Elle ferme les yeux. Ils sont là.
Voici Gaëlle et Renard. Ensemble pour toujours. Dans la vie comme dans la mort. Quel besoin de leur donner une autre fin ? Mieux vaut arracher le sparadrap rapidement, elle le sait bien. Dans la vie, on n'a pas toujours le temps de faire ses adieux. Ils ont eu leur belle fin. Ensemble.
Voici Archibald. Malade. Elle-même n'en sait pas plus. Il mourra. Comme nous tous, non ? Qu'importe que lui-aussi disparaisse, puisque le livre s'achève avant ? Comme Eulalie, elle aime jouer avec les ficelles. Le papier est immortel, il suffit de reprendre au tome 1 ! Ou de demander à tante Roseline qu'elle le répare !
Pour Victoire, elle est allée un peu vite, elle le reconnaît sans peine. C'est peut-être ce qui lui donne le plus de fil à retordre, seule dans le noir de sa chambre. Il y a des sujets qui vous échappent. Cette petite fille, elle a été tentée, un moment, d'en faire une élue. Elle s'en souvient, parce qu'elle y avait vraiment réfléchi. Et puis ses mains ont écrit autre chose, et l'enfant de Farouk s'est mu dans une autre fin. C'était coloré et puissant, une force lumineuse qui l'a emmenée vers Thorn. De ces gens que l'on croise parfois et qui pansent nos plaies en un regard. Ce n'était pas une élue, une sauveuse. La tentation a été forte, mais elle n'y a pas cédé. Elle ne le regrette pas. Il n'y a pas un sens à chaque chose.
Et puis Ophélie et Thorn. Le déchaînement. C'est ça qui l'a poussée à se cloîtrer. Elle était tellement satisfaite de son histoire ! Ophélie perd ses mains. Et puis ? Son héroïne a été renversée, traversée, remplacée, inversée !
Elle ne s'en cache pas, le handicap l'a toujours fasciné... Ces corps autres, meurtris, mais tellement présents. Ces corps douloureux. Ces esprits atypiques, ces difformités, ces monstres ! Elle les aime ainsi, maintenant. Ça n'a pas toujours été le cas. Mais elle a tout de suite aimé Ophélie sans ses mains. Peut-être davantage.
Ces mains, oubliées, transformées parce qu'elles sont restées avec lui. Ne le comprennent-ils pas, ça ? Ceux qui pleurent la séparation d'Ophélie et Thorn ?
Elle a toujours adoré les fins ouvertes. C'est tellement dur de refermer un monde qui l'a habitée aussi longtemps.
L'ordinateur éclaire ses traits dans la chambre. Il fait froid. Au salon, elle entend les rires de sa famille. En y réfléchissant, ces lecteurs, elle les comprend. Le deuil est impossible si l'histoire ne s'achève pas. Plutôt qu'un deuil, elle préfère y voir un simple point d'arrêt. Parce qu'il faut bien finir l'histoire.
Elle aimerait l'idée que simplement, il n'y ait plus eu assez de papier pour imprimer la fin. La suite de leur histoire attendrait quelque part, entre l'imagination des lecteurs et les fanfictions des plus aguerris. Ces lecteurs qui deviendront auteurs, le temps de se réapproprier son histoire. Et un peu plus que cela, même.
Elle sait qu'il y en aura. Elle n'attend que ça.
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Fanfiction La Passe Miroir, après le tome 4 - TERMINE
FanfictionMon ami m'a demandé de finir le tome 4 de La Passe-Miroir, parce qu'il voulait faire durer encore un peu le plaisir de lire. Je n'ai pas pu finir un roman que je trouvais déjà parfaitement orchestré, mais j'ai quand même, à ma façon, écrit à la suit...