Retour au meilleur des mondes, Aldous Huxley, 1958

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Mr Huxley me fait un peu l'effet d'un fat, avec ce livre. Fort du succès de 1931 de son Meilleur des mondes, celui qui se sait appartenir depuis sa naissance à « l'élite intellectuelle britannique » se croit au surplus la légitimité d'un donneur de leçon au prétexte plus ou moins explicite que son roman sut prédire les événements de la Seconde Guerre mondiale. À partir de ce présupposé et de sa tacite confirmation sous forme d'éloges que l'auteur reçut de toutes parts, il s'estime pertinent à produire une explicitation de ses concepts appliqués à la réalité anticipée du futur – en quoi consiste le mobile de son essai Retour au meilleur des mondes.

Or, deux faits distincts et indiscutables invalident ce positionnement opportuniste.

Le premier, c'est que le récit Le meilleur des mondes n'avait rien prévu du tout. Tous les raccourcis flatteurs qu'on en a fait résument l'action du livre à un univers dictatorial, et comme on sait que le IIIe Reich fut une dictature, on prétend que Huxley l'avait deviné et que si on l'avait suffisamment écouté il aurait peut-être empêché la guerre. On devine d'ailleurs que lui-même attribue cet augure à sa haute qualité d'intellectuel, à sa logique implacable et d'un grand recul, ainsi qu'à son talent de généalogiste historique et scientifique, mais la seule chose qu'a dépeint Huxley conformément à la réalité des années 40, c'est ni plus ni moins le fait d'une dictature, pas même du nazisme ou du communisme ; or, un tel régime était alors loin d'être neuf, et l'auteur a seulement tâché d'y appliquer ce qui existait de moderne pour en donner une impression de vraisemblance – en quoi consiste ni plus ni moins l'œuvre normale d'un écrivain d'anticipation. Mais comme Huxley fonde son génie sur une conformité minutieuse des faits advenus et du monde qu'il avait décrit, il se trouve forcé à grossir les traits, à provoquer les rapprochements, quitte à travestir l'histoire ou à la simplifier à l'excès – méthode certes fort en usage s'agissant de décrire le fonctionnement nazi moins de dix ans après son effondrement et avec toute la caricature plébiscitée alors, mais indigne d'un gentleman honnête et éduqué, objectif et soigneux. Il faut que tous les moyens de persuasion que l'auteur avait imaginés aient effectivement trouvé leur équivalent sous Hitler dans le cadre exigu d'une immoralité patente et assumée, dont : sélection génétique, organisation inhumaine, coercitions suggestives.

Or, on encourageait fort d'admettre que la planification du nazisme s'était accompagnée de chacun de ces paramètres : après un tel désastre et pour faciliter la réconciliation des peuples, on fit peser sur un système d'embrigadement déshumanisé et organisé par un très petit nombre la faute morale de plusieurs millions de morts. L'individu allemand n'avait dès lors presque plus rien à se reprocher, on pouvait s'adresser à lui comme à un innocent, à un homme abusé à son insu : il était heureusement dédouané de sa responsabilité particulière au détriment d'une manipulation d'un peuple, au pire n'était-il que coupable d'une « certaine faiblesse » qu'une poignée avait diaboliquement exacerbée. Huxley soutient cette thèse simpliste, et, c'est aussi en cela qu'il a la vue courte. Il oublie que l'adhésion des personnes est aussi indispensable que celle des masses pour conduire collectivement au combat idéologique, et il opère une dichotomie absurde et manichéenne entre foule sans volonté à l'animalité frénétique et individus éclairés et à la dignité supérieure. Hitler n'était pas tant machiavélique qu'on croit : il n'a pas tant incité les gens à vouloir quelque chose, mais il a surtout utilisé ce que voulaient les gens pour se porter au pouvoir avec sans doute bien plus de convictions qu'on ne lui en suppose. Il était un représentant avant tout, et en second lieu un guide pour des idées connexes. Quoi qu'on dise, la psychologie d'un homme, fût-ce d'un homme comme Hitler, ne s'accorde pas à lutter systématiquement contre une foule qu'on prétend gouverner : on s'espère des points communs avec elle, on ne s'adresse pas de bon gré à ceux qu'on méprise, tout au plus on insiste un peu plus qu'il n'est vrai sur des rapprochements artificiels.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant