Chapitre 1

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Lorsque Pierre entend la voix claironnante du speaker annonçant les informations de six heures, il ne peut émettre qu'un cri, voire un juron. Par cette onomatopée il maudit à la fois l'invention diabolique du radio réveil et son éternelle faiblesse à toujours accepter un dernier verre après un dîner au restaurant. Surtout avec Benoît. L'ami de toujours, qu'il connaît depuis le bac à sable. Benoît et ses mille idées, ses mille projets, ses mille échecs, ses mille façons qu'il a de retourner les situations à son avantage. Ce mec a du génie. Une soirée avec lui c'est plus dépaysant qu'une traversée de l'Amazonie. Mais c'est aussi épuisant! Pierre s'est couché tard, trop tard. Il a une migraine phénoménale!

C'est avec une vraie hargne que Pierre met le pied à terre, se jette sous une douche bouillante tout en avalant un comprimé d'aspirine sur-dosée. Déjà, il oublie Benoît, sa face lunaire, son éternel sourire et ses projets rocambolesques. Il a mieux à faire. Son manuscrit l'attend.

Comme tous les matins à sept heures pétantes, il va se retrouver assis, face à son petit bureau bancal,  dans son  fauteuil d'osier fatigué, une tasse de café brûlant à la main.

Rien ne peut l'émoustiller davantage. C'est comme un rendez-vous amoureux. Les mêmes attentes, les mêmes émotions, les mêmes excitations, les mêmes déceptions, les mêmes espérances, les mêmes désillusions.... La liste est loin d'être exhaustive et Pierre pourrait noircir des pages et des pages de tous les substantifs qui collent aussi bien à l'élaboration d'un manuscrit qu'à l'histoire d'une aventure amoureuse. Même si de l'extérieur il est le seul protagoniste de l'entreprise. Allez savoir. Le manuscrit est unique aussi. Mais si plein de toutes ces phrases, de tous ces événements échafaudés par Pierre. Sans parler de ses personnages qui le taraudent jour et nuit. Une vraie famille de casse-pieds, qu'il adore, dont il ne peut pas se passer. Et qui commencent à lui manquer cruellement dès qu'il écrit le mot FIN. 

Heureusement Pierre est un écrivain prolifique. En quelques jours il repart sur les sentiers de la création avec pour seul bagage son imagination débordante. Tout recommence comme au premier jour. Avec bonne humeur il reprend le stylo et noircit des tonnes de pages dont la majeure partie ira à la corbeille ou stagnera dans le volumineux dossier "en attente".

Tous les matins lors de ces trois heures, le temps est suspendu. Tel le yéti dans son antre, Pierre n'a ni faim, ni soif, ni chaud, ni froid, ni envie de pisser. Il est totalement absorbé par les mots qui s'enchaînent sous sa plume ou sur son écran. Rien d'autre n'existe.

Pour qui l'observerait de loin on pourrait dire que Pierre semble être en apnée. Tels ces fous descendant à des profondeurs inhumaines à la seule force de leurs poumons, de leur mental et de leur maîtrise totale de la pression ambiante. Pierre sans avoir mis un orteil dans l'eau connaît cette ivresse et pour rien au monde il n'y sacrifierait.

Bien sûr c'est là un plaisir totalement égoïste, d'où le monde entier est exclu. Mais ce plaisir solitaire n'en est que plus avouable qu'il est destiné à réjouir ses futurs lecteurs. Pour son plus grand bonheur Pierre est un auteur à succès et vit très bien de sa plume.

Dans ses rêves les plus fous jamais il n'aurait osé imaginer une telle "success story".

Vivre de sa passion, que pouvait-il espérer de mieux?

Mais à l'instant où Pierre se saisit de son stylo. Pas de jubilation, ni d'autosatisfaction béate. Pierre doit achever un chapitre-clé de son prochain roman. Un chapitre qui doit bouleverser la narration et faire rebondir la situation dramatique. Il est tendu voire stressé, depuis des jours il bute sur le déroulé des faits. Ce chapitre doit être le coeur d'un véritable coup de théâtre mais en même temps se caler de la manière la plus cohérente possible avec les chapitres précédents.

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