10 | Mais pour toujours

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Il ne l'a plus revue. Pendant des semaines. Les vacances de printemps ont eu le temps de passer lentement pour Adam et la rentrée s'est faite dans un espoir qui a été détruit directement le lundi après-midi où cette fille qu'il aimait tant était toujours invisible dans l'enceinte du lycée. Il l'a pourtant cherché, il a attendu chaque fin de journée devant les grilles du lycée pour la voir sortir, mais elle n'a jamais pointé le bout de son nez. Fallait-il autant souffrir de l'amour pour estimer qu'on ait réellement vécu ? Pourquoi les autres semblent-ils si heureux ensembles ? Est-ce une destinée de tomber amoureux ? Si cela fait si mal, autant ne donner aucune importance à ceux qui valent le plus à nos yeux, ils sont ceux qui nous détruisent le plus brutalement.

Adam sort de la salle de classe tandis que la sonnerie résonne encore. Il se dirige vers les escaliers comme à son habitude, sauf que cette fois-ci, l'idée de voir son coup de cœur ne le guide plus. Il ne pense à rien. Si l'on pouvait voir son moral dans ses yeux, on y verrait le vide, un brouillard infini dans les abîmes. Il pousse la porte pour s'échapper vers l'extérieur, dans la cour. Le ciel est bleu, le soleil est perçant et les oiseaux chantent.
Antoine, Sam, Matt et Tony ne mirent pas longtemps avant de rejoindre leur cinquième acolyte. Ils savent tous ce qui se passe. Ils ne lui disent rien, pour ne pas aggraver son mal-être ; la fille essaye sûrement de le fuir. Adam soupire et se tourne vers ses amis, il esquisse un sourire faible pour les rassurer. Il n'est pas difficile de comprendre la douleur d'Adam en le connaissant ordinairement à la place du pitre de service qui voit de la joie dans tout. Il a lui-même conscience d'être dans une situation délicate au vu de ses notes qui chutent considérablement.
Adam prend son téléphone en main pour détacher toute l'attention qui se porte sur lui. Il fait défiler les photos de haut en bas sur les réseaux sociaux sans même les regarder. Il relève les yeux vers le soleil et, en le temps d'une seconde, cru voir se dessiner la silhouette de cette fille pour qui son cœur se déchire, là, assise sur son banc favori, un livre ouvert entre les mains. Incontestablement, ce n'était pas elle. À la place, se trouve son amie, avec son air blasé qu'elle avait déjà la première fois qu'il l'a vu. Elle tient son téléphone dans sa main et l'autre lui sert de repose-tête. Adam sert le poing et s'avance dans sa direction.
En face d'elle, il semble haut, fort, puissant. Mais au fond, il est détruit et serait prêt à payer pour obtenir un seul mot de cette fille fantôme qui hante ses pensées et ses nuits. La copine de cette fameuse lève les yeux vers lui. Son regard est froid, ses expressions du visage sont mauvaises. Un blanc interminable s'est installé et Adam s'est presque laissé croire qu'il s'arrêterait seulement s'il se mettait à courir pour se cacher. La fille aux cheveux brun foncé hausse les sourcils et frappe son portable, visiblement déjà fracassé, contre le bord du banc.
– Qu'est-ce que t'as à me regarder comme ça, toi...
La noirceur dans ses yeux s'intensifie.
– Où elle est ? Je l'ai cherché. J'ai un mot à lui donner.
La fille souffle. Les deux adolescents ont une haine mutuelle qu'ils ne sauraient expliquer. Cette façon pour eux d'exprimer leur ennuie et une manière de se repousser l'un et l'autre sans avoir à le dire clairement.
– Vas-y, donne le mot, je lui passerais.
– Non. J'aimerais lui donner en main propre.
– Tu vas pas commencer à me faire ton charabia de gosse de huit ans, d'accord ? Donc donne-moi ce mot et lâche-lui la grappe.
– Ton comportement me laisse penser que tu ne vas jamais lui remettre ce papier. Dis-moi où elle est.
La fille baisse sa main qu'elle avait mise à la hauteur d'Adam pour réquisitionner le bout de papier froissé.
– Écoute, elle ne va pas forcément bien ces derniers temps...
– Je veux l'aider, la dernière fois que je l'ai vu pleurer, ça m'a fendu le cœur.
– C'est seulement maintenant que tu te réveilles ? Tu n'avais pas l'air si attristé que ça, pourtant elle, ça lui a réellement brisé le cœur. Elle n'a fait que me le répéter. T'as été un con, crois-moi.
Son ton est sec, ses bras sont crispés.
– Je suis désolé... Je ne voulais pas lui faire de peine. Je crois que je suis en train de tomber amoureux d'elle...
– Oublie-la.
– Quoi ? Mais je viens de te dire que je ne lui voulais aucun mal...
– J'ai dit oublie, c'est mieux pour elle, c'est mieux pour toi. Il fallait que tu t'en rendes compte avant. Et puis change tes techniques d'approche, on n'est pas à l'école primaire avec tes petits papiers pliés.
Le Adam d'avant se serait énervé, il aurait hurlé sur cette fille, mais le Adam d'avant n'aurait pas cherché à avouer ses sentiments à qui que ce soit. Il s'avoue vaincu. Il se pose péniblement sur le banc à côté de la fille.
– Pourquoi elle ne vient plus s'asseoir sur ce banc à cette heure-là ?
L'adolescente laisse glisser son doigt lentement le long de son écran de téléphone éteins. Elle cherche à couper court à la discussion, mais sa mission est vouée à un échec imminent, Adam la fixe d'un regard désespéré.
– Je suis pas sensée t'en parler. Mais je te fais confiance pour que tu n'ailles pas raconter à tout le lycée sa vie personnelle. Elle se fait harceler sur Internet par des petits connards arrogants qui n'ont jamais osé hausser la voix sur des gens en face et qui pensent que la prison est une aire de jeu. Un homme la suit chaque matin jusqu'au lycée, peu importe le chemin qu'elle prend et lui a déjà souvent fait des attouchements sexuels. Ses parents lui mettent la pression tous les jours pour qu'elle arrête de se plaindre de tout ça et qu'elle "supporte" comme une grande fille, donc refusent qu'elle porte plainte sinon elle risquerait d'avouer en même temps que sa mère la bat quand elle est ivre. C'est bon ? Maintenant arrête de penser que tu es le mec parfait qui fera de son monde un rêve ou un conte de fée.
Adam reste sans voix. Ses lèvres tremblent.
– Je... En la voyant... On ne dirait pas que... C'est impossible d'y croire.
– Certaines personnes ont une facilité à dissimuler ce qui fait mal. Et rien ne me laisse croire que tu ne caches pas une face toxique. Elle ne mérite plus de souffrir, oublie-la.
– Je ne peux pas. Surtout pas maintenant que je sais tout ça. S'il te plaît, donne-moi un de ses réseaux sociaux, je la défendrais sur Internet, je sortirais de chez moi plus tôt le matin pour l'accompagner jusqu'au lycée, je serais là pour l'aider à porter plainte. Je te jure, je veux l'aider. Je ne promets pas d'être parfait ni d'être à la hauteur de ses attentes, mais juste d'être présent pour elle autant qu'elle en aura besoin.
– Tu joues les héros ? Tu crois que je n'ai pas déjà essayé de l'aider ? Ce n'est pas aussi facile que tu ne le penses. Et si tu crois que lui dire "ça va aller, tu vas t'en sortir, soit forte" va changer les choses, tu te trompes fortement.
– Je préfère les actes aux paroles.
– Tu n'as fait aucun des deux quand elle t'a laissé ta chance. Tous ces jours où elle essayait de résister à la tentation de te donner de l'attention. Tu as réussi à la faire rire plusieurs fois. Quand elle m'en parlait, je te voyais comme un petit intello à lunettes alors j'ai accepté de venir pendant l'heure où vous étiez ici ensemble pour t'examiner. Mais tu n'as jamais essayé d'aller la voir, de lui parler, ou de la regarder plus de trois secondes. Je lui ai dit que c'était un plan foireux, que tu ne l'aimais pas et que tu jouais avec elle. Elle m'a dit qu'elle voulait te laisser une chance, une seule, et qu'on verrait bien quand l'occasion se présenterait. Un soir, ce connard qui la suivait tous les jours, a réussi à la bloquer dans une ruelle et elle s'est retrouvée à nue entre ses sales mains. Et quand elle a appelé sa mère avec l'envie de se jeter sous une voiture, elle s'est littéralement moquée d'elle et lui a dit que ses pleurs ne suffiraient pas à l'inquiéter. Elle s'est évanouie juste après. Les secours l'ont ramené chez elle, sans savoir qu'ils l'ont jeté dans la gueule du loup. Pendant ce temps, sa mère avait dessoûlé et était apte à se montrer un minimum aimable pour faire l'hypocrite face aux médecins.
Adam est obnubilé par cette histoire infâme. Il ne dit aucun mot. Il attend d'entendre la suite de ses propos.
– Le jour d'après, Elena était en larmes devant toi. L'occasion s'est présentée, tu avais ta chance de lui prouver que tu étais une bonne personne. Mais comme sa mère, tu n'as pas réagi, "ses pleurs ne suffisaient pas à t'inquiéter ".
– Non ! C'est pas ce que je voulais, si j'avais su...
– Tu l'as vu pleurer et tu n'as rien fait ! C'est tout ce qu'on doit retenir de cette histoire. Tu ne peux pas l'aider.
– Je suis tellement désolé...
– Ce n'est pas à moi que tu dois le dire.
– Je veux lui parler. Dis-moi où la trouver.
– Il y avait tellement de moments où tu l'avais en face de toi, où tu pouvais lui dire tout ce que tu voulais, mais tu ne l'as pas fait. Tu décides de te réveiller maintenant, c'est trop tard.
La fille baisse les yeux vers le sol. Ses doigts s'entremêlent.
– Personne ne peut aider une personne qui a trop vécu. Ils l'ont détruite et... Et quand elle s'est retournée vers toi pour la dernière fois... Pourquoi ? Si seulement... Si seulement tu ne lui avais pas tourné le dos...
Adam écarquille les yeux et secoue violemment sa tête en restant sans voix.
– Elle voulait juste qu'on l'aime...
Le garçon passe sa main dans ses cheveux pour cacher son visage avec son bras, aucun son n'arrive à sortir de sa bouche.
La fille entrouvre ses lèvres, et d'une voix frêle, elle lâche péniblement ses mots.
– Mais je ne suis personne pour te faire la morale... Je n'ai pas été assez bien pour l'aider. Elle ne reviendra jamais...
La fille ne quitte pas le sol des yeux et se met à trembler. Adam se lève du banc en continuant de secouer la tête.
– Elle s'est suicidée.
Les jambes d'Adam deviennent lourdes et ses pas sont au ralenti. Il marche vers le groupe de garçons. Ils l'entourent et comprennent que quelque chose ne va pas. Adam relève la tête, ses yeux rouges inondés de larmes ; la douleur l'anéanti. Dans une voix cassée, presque inaudible, sa bouche laisse fuir une phrase hurlante de regrets : "Elle s'appelait Elena".

Aujourd'hui, le ciel est bleu, le soleil est perçant et les oiseaux chantent.

REGRETSOù les histoires vivent. Découvrez maintenant