Jour 6

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Cinq

Quatre

Trois

Deux

Un

L'explosion de joie la cueillit de plein fouet, accentuant sa migraine. Il fallait qu'elle sorte, qu'elle prenne l'air, qu'elle s'éloigne de cette foule trop dense pour elle, trop bruyante, trop... trop. Un hurlement muet trouva son chemin hors de sa gorge, et une larme s'échappa. Où était ce foutu balcon ? Se faufilant tant bien que mal entre les fêtards, frayant parfois son chemin à coups de coude quand ceux-là ne la voyaient pas, trop occupés à s'étreindre ou à essayer d'en profiter pour embrasser celui ou celle qui était leur cible de la soirée. Et puis enfin, après ce qui lui apparu comme un parcours du combattant, elle parvint au balcon. Balcon envahi par la fumée de ceux qui n'avaient pas attendu longtemps avant de griller leur première cigarette de cette nouvelle année. Des larmes de rage naquirent dans le creux de ses prunelles noisettes, qu'elle essuya d'un revers de  la manche. Son ventre grondait, écho parfait de l'euphorie générale qui s'amplifiait au fil des minutes, mais dont la cause se révélait plus destructrice. Enfin, son souffle, à son tour, l'abandonna. Elle suffoquait, et les larmes se mirent à couler sans qu'elle ne put les retenir. Ni n'essaya même de le faire. Un corps bouscula le sien, un coude rentra dans ses côtes, un autre percuta son dos, elle voulu crier mais le son s'arrêta à la lisière de sa gorge. Poupée de chiffon parmi la foule angoissante, terrifiante, grandissante.

Il fallait qu'elle retrouve Féliss, après tout, c'était elle qui l'avait entraînée dans cette damnée fête, c'était à elle de l'en faire sortir. De la sauver de ses démons. Pourquoi avait-elle seulement accepté de venir ? Pour ses beaux yeux, et son air suppliant. Pour aucune autre raison. Se reprenant comme elle pouvait, elle se dégagea de la foule dense et terrifiante, se concentrant, également comme elle le pouvait, sur sa respiration pour ne pas se retrouver submergée. Après une courte éternité, elle repéra enfin sa sœur de cœur. Elle était sauvée, son calvaire allait bientôt s'arrêter. Ce fut elle, qui se stoppa net. Féliss, une sublime créature blonde sur les genoux et sa langue dans sa bouche, avait atteint son objectif et ne le lâcherait pas de si tôt. Probablement ramènerait-elle à la maison sa conquête, probablement la laisserait-elle ainsi ici, seule, dans son océan de ténèbres. Trop de bruit, trop de monde, trop d'odeurs, trop de lumière. Migraine et angoisses ne faisaient pas bon ménage, sa tête allait exploser, son ventre allait se dissoudre, et sa respiration, sa respiration anarchique...

Point jaune devant le regard. Non, non, pas ça. Reprends-toi, reprends-toi. Les points dansent devant ses yeux. Trouve
un coin d'air
de l'eau
du calme
de la solitude.
Rien, appartement bondé, rien, tout est occupé par cette bande d'amis euphoriques et insouciants, insoucieux. Pas même une salle d'eau, un couple y baise, ne se préoccupe pas qu'on les surprenne, ils veulent fêter dignement ce nouvel an. Féliss, où es-tu, pas sur le canapé, où es-tu partie, où m'as-tu abandonnée, toi aussi, tu n'as pas pu attendre, toi aussi, tu es allée trouver le premier coin sombre qui s'est offert à toi, pour y entraîner ta belle nymphe, qu'elle en fasse de même ? Féliss, m'as-tu délaissée contre un échange salivaire, un ballet de fluides, un combat contre les barrières de l'oubli ?
Les points continuent leur chorégraphie alarmante, le monde devient flou, la température de la pièce autour d'elle augmente drastiquement. Tremblement. Un haut-le-cœur.
Féliss
par pitié
sauve-moi.

Soudain, sous sa main, une poignée. La poignée. Celle de la porte d'entrée. Deux étages à descendre, danger mortel si son corps lâchait en plein milieu, il fallait qu'elle tienne, il fallait...

Un pas. Un autre. Tiens bon. Descend la poignée, merde le verrou, où est cette putain de clé ? La serrure, dans quel sens ? Gauche. Toujours gauche. Enfin, porte ouverte, un pas un autre une marche une deuxième, un étage, les points s'affolent, rejoints par un sifflement dans les oreilles. Je n'y arriverai jamais. Tiens bon. Un éternité encore, un pas après l'autre, une marche puis la suivante, et l'air frais fouette le visage brulant. Goulée d'air. Les jambes flanchent, les genoux lâchent, heurtent le bitume.

Petit à petit, le tempête s'éloigna. Le monde reprit de sa netteté, son souffle, un rythme moins inquiétant. Un frisson l'accueillit, sa robe comme un frêle rempart devant la morsure glacée de l'hiver. Ses larmes taries mordillaient ses joues, piqures gelées qui lui rappelaient qu'elle était toujours en vie. Un souffle, ses mains englobèrent sa tête. Il faudrait qu'elle remontât chercher son manteau et son sac, mais la simple pensée de retourner dans cet enfer confiné la rendit nauséeuse. Elle ne supporterait pas une nouvelle fois la chaleur, le bruit, la lumière. La douleur vrillait ses tympans, elle peinait à garder les yeux ouverts tant cela l'assommait.

« Romane ? »

La voix de Féliss, parfaitement et immédiatement reconnaissable à ses oreilles, vint s'installer dans le creux de son être. Son amie déposa sur ses frêles épaules le manteau qu'elle avait laissé dans l'appartement, et la releva sans la moindre difficulté, faisant fi de ses genoux griffés. Elle ne se confondit pas en excuses, elles lui paraissaient presque insultantes tant elles étaient faibles, et se contenta d'un doux murmure.

« Viens, on rentre à la maison. C'est fini. »

Et la bonne année à toi aussi.

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