Quand maman lui avait dit qu'elle la déposerait chez Monsieur et Madame Arnaud pour la journée, la petite avait sautillé sur place de plaisir. Elle adorait ces vieux voisins qui la gardait parfois lorsque sa mère avait une réunion ou un impératif de dernière minute. Une parenthèse magique.
Sur le perron, le vieux l'attendait avec un sourire. Lui aussi l'aimait bien, cette gamine efflanquée aux yeux curieux.
- Entre, Criquet ! lui lança-t-il. Lili a fait des crêpes.
L'odeur de la pâte chaude embaumait le hall d'entrée et s'inflitra dans les narines de l'enfant. Elle plissa les yeux, comme pour mieux la sentir.
Faussant compagnie au vieil homme, elle s'engouffra dans la maison.
Le salon était sa pièce préférée. Mille et un bibelots s'offraient à son regard émerveillé. Ce jour-là, un nouvel objet attira son attention.- Qu'est-ce que c'est, demanda-t-elle, curieuse.
- Une cage à oiseau, Criquet.La petite observa les longues lignes d'acier blanc qui s'entrelaçaient dans des volutes imprécises.
- Pourquoi tu n'as pas d'oiseau, alors ?
La répartie de la gamine fit sourire Monsieur Arnaud. C'est avec un air mystérieux qu'il s'adressa à elle, sur le ton de la confidence :
- C'est une cage magique.
La bouche de la petite s'arrondit de surprise.
- Elle multiplie les objets. C'est une sorte de corne d'abondance.
Les sourcils froncés, la petite fille affichait un visage circonspect.
- Ça ne ressemble pas à une corne.
- Attend, tu vas comprendre.Disant cela, il ouvrit le petit verrou de la cage et posa une pièce de monnaie brillante qu'il avait tiré de sa poche. Puis, par un habile mouvement, il récupéra la pièce et sortit sa main.
- Montre !
L'impatience de l'enfant était palpable. Le vieil homme ouvrit la main, dévoilant non pas une, mais deux pièces dorées.
- Tu es sûr que tu ne l'as pas sortie de ta poche, comme avec les bonbons derrière mon oreille ?
- Bien sûr que c'est non, Criquet. C'est magique, je te l'ai dit !
- Montre-moi encore de la magie ! S'il-te-plaît !
- Les crêpes de Lili sont magiques, rétorqua le vieux. Elles remplissent le ventre mieux que celles de n'importe qui ! Va la voir, je crois qu'elle les a apportées dans la véranda pour le goûter.L'enfant sauta sur ses petites ballerines et courut rejoindre sa bonne Lili, comme elle aimait la surnommer.
La vieille dame aux boucles argentées peignait dans une véranda qui ressemblait davantage à une serre tropicale. Des dizaines de plantes agrémentaient le lieu, lui conférant une sérénité sans égal. Sur la table, les crêpes fumaient encore.
- Qu'est-ce que tu peins ?
- Un autoportrait, répondit l'autre avec amusement.La petite observa la toile.
C'étaient les mêmes boucles, les mêmes lunettes carrés dont on ne pouvait jamais dire la couleur, à cause des reflets sur le métal brillant.
- Autoportrait, ça veut dire que c'est toi ?
- Presque, oui. C'est moi, d'une certaine façon.La petite fille regarda les cheveux argentés, puis contempla le brun de ceux sur le tableau.
- C'est toi quand tu n'étais pas encore vieille ?
- Oui, répondit la voisine dans un éclat de rire, on peut dire ça.
- Est-ce que tu me prêteras encore tes gants et ton tablier pour jouer au jardin aujourd'hui ? Tu sais, ceux avec les coutures abîmées ?
- Si tu veux. Mais c'est ma dernière paire, alors prends-en bien soin.La petite promit. Elle savait que Madame Arnaud avait la "maladie du froid", comme le disait sa mère. Ses gants n'étaient jamais bien loin. Des choses simples comme sortir le lait du frigidaire lui demandait un soin infini.
- Je peux aller voir les lapins ?
- Bien sûr ma grande. Ne leur fait pas peur, d'accord ?Mais la gamine avait déjà disparue, la paire de gants dans une main et une crêpe dans l'autre.
Le clapier était au fond du jardinet, sous le auvent de l'atelier de Monsieur Arnaud. Les lapins s'agitèrent à son approche. Elle tendit la main pour leur donner un petit morceau de sa crêpe déjà froide.
- Tu peux me redire leur prénom déjà, je n'arrive jamais à les reconnaître, demanda-t-elle au vieil homme qui l'avait rejointe.
- Alors, la blanche, là, c'est Artémis. La petite noire qui se cache derrière elle, c'est Gaïa. Le gros, en bas, celui qui nous regarde d'un oeil noir, c'est Janus. Il est un peu méfiant.La liste continuait, plongeant la petite fille dans un monde imaginaire mythique de dieux et de déesses. Elle savait que Monsieur Arnaud avait été "professeur de lettres classiques", même si elle n'avait jamais bien compris ce que ça signifiait. Pour elle, ça voulait surtout dire qu'il connaissait des mots compliqués qui tintaient à son oreille, et surtout, des tonnes d'histoires.
- Il commence à pleuvoir, tu veux jouer au YAM ?
Quand il n'était pas en train de lire, le vieil homme jouait souvent aux dés, ce qui les amusait tous les deux. Elle aimait le cliquetis des cubes entre eux, le murmure quand ils roulaient sur le tapis de jeu feutré.
La partie pouvait durer une heure sans qu'aucun des deux ne se lassa, et c'était souvent la bonne Lili qui les interrompait en allumant la lampe du salon, parce que le jour déclinait. Monsieur Arnaud l'accueillait toujours avec un sourire amoureux lorsqu'elle lui tendait ses lunettes, et il s'amusait souvent à la taquiner avec de la poésie.
- Je t'ai déjà récité ces vers à propos de Lili, Criquet ?
La gamine, pour le plaisir de les entendre à nouveau, faisait non de la tête.
- "Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles, la blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles, On entend dans les bois lointains des hallalis."Puis il riait tandis que la vieille dame piquait un fard.
- Le poète les a écrit pour elle, figure-toi !
La petite les regardait, amusée. Le vieux avait ses habitudes et ses petites manies, mais c'était celle-ci qu'elle préférait.
La sonnette de la porte retentit au 33 rue du Pôle. Trois paires d'yeux se levèrent par réflexe sur la pendule murale, mais elle était cassée. Monsieur Arnaud sortit sa vieille montre à gousset et fronça les sourcils.
- Il semblerait que ce soit déjà ta mère, Criquet. L'après-midi est vite passée.
La petite fille ne put qu'acquiescer. Elle rassembla ses affaires, rendit la paire de gants usés à la bonne Lili, et regagna le vestibule.
Elle était là, grande, blonde, magnifique. Sa mère. D'un geste chaleureux, elle s'agenouilla avec élégance devant l'enfant et boutonna son manteau.- Merci mille fois, Lili. Et vous aussi, Arnold. Je ne sais pas ce que je ferais sans vous.
- C'est un plaisir pour nous, répondit la vieille femme, nous adorons vraiment votre petite fille. Les nôtres ont tellement grandi !
Le vieux lança à la gamine un sourire franc :
- Reviens quand tu veux, Criqu... Christelle. Et au revoir, Madame Dabos !
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L'odeur Des Crêpes - Une Fanfiction autour de La Passe-Miroir
FanfictionCette histoire est exclusivement le fruit de mon imagination, ne s'appuie sur aucun propos de la part de Christelle Dabos, et va même à l'encontre des personnes dont elle dit s'inspirer. Autrement dit, tout est pure fiction. ;)