Le Paradis des orages, Patrick Grainville, 1986

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L'érotisme est un art très délicat qui ne tolère pas l'approximation ni la complaisance. Pourtant, notre société est si imprégnée de tabou et de moraline que celui qui projetterait de parler véridiquement de sexualité ne rencontrerait que chocs et incompréhension, encourrait la réprobation et l'opprobre, parce qu'un livre aujourd'hui n'est pas censé ressembler à la réalité mais seulement constituer un divertissement convenable, quitte à proposer des représentations largement mensongères et lissées de la vie : il faut édulcorer, travestir, aliéner, racoler, en un mot : vulgariser, ou au mieux ruser astucieusement pour s'épargner les râles de la vindicte – on y parvient quand on écrit finement de quoi à la fois égarer l'imbécile censeur dans l'incertitude et induire la complicité du rare féal qui sait. Il est évident que la peinture réaliste de la sexualité, avec ses pulsions brutales, ses possessions partiellement consenties, ses obsessions secrètes et « louches », s'accorde mal avec l'idée d'un respect clair et sans mélange de l'intégrité physique et morale des personnes – et même le plaisir qu'on donne dans l'étreinte s'apparente beaucoup à une sorte de vengeance qu'on veut assouvir. C'est pourquoi notre époque ne connaît qu'un érotisme grossier, tapageur, manichéen et terne, unanime, en un mot : public. On ne représente que les goûts permis de tous, ou plutôt comme il s'agit des goûts déclarés de tous, cela les rend avouables et licites. Néanmoins, j'ose encore croire que ces figurations de scènes sexuelles ne sont pour leurs lecteurs que des lubies amusantes, qu'une sorte de spectacle assez distrayant au lieu de fantasmes profonds, ou c'est à désespérer de l'intériorité des gens et de leur superficialité jusque dans leurs désirs ; tout était par exemple si puritainement dicible dans Cinquante nuances de Grey, cette rosette pour midinettes déjà bourgeoises, pour Mesdames Bovary en léger mal d'encanaillement passé un certain âge. Un masque, une paire de menottes, un mâle dominant et voilà pour l'imagination et l'excitation ; peuh ! Et après ça : After, surtout utile à assumer sans rougir le goût déjà bien connu des femmes pour les mauvais garçons ! C'est cela exactement du porno-pour-tout-le-monde, sans âpreté ni indécence et fait pour donner de la légitimité à des fantasmes communs, pour rassurer, puisqu'ils deviennent aussitôt concertés et approuvés par des foules, validés sous le sceau du normal majoritaire. Ce n'était pas intime, ce n'était pas fort, juste des émotions faciles et sur commande – ça suffit de nos jours. Même les mots y étaient délavés, décorporalisés, tenus prophylactiquement loin des instincts et des suggestions les plus vives et fécondes ; c'était résolument propre, voilà pourquoi ça ne voulait absolument rien dire. J'imagine que des gens qui pratiquent réellement la sexualité ont des imaginations et des sensations un peu plus colorées que cela, auquel cas ils auraient dû s'indigner contre de telles pauvretés, seraient-elles les seules disponibles ! Ou bien alors, autant consulter le catalogue de Victoria's Secret dans l'espérance d'éprouver l'appétit des corps : des images glacées de mannequins fardées, sans saveur ni odeur ; une vague idée de sexe entre les pattes, mais sans transpiration ni chair ; l'expression écrite, la trace formelle pour ainsi dire avec tout le manuel des talons et des dentelles, mais nul mouvement des corps tendus et tiraillés entre aspirations et stimulations. Non, ça ne vaut rien, rien du tout, c'est de l'escroquerie ou de la négligence pour un artiste un tant soit peu consciencieux...

Il y faudrait de la pleine franchise qui se mesurerait à la fois au sujet et à une plume, c'est-à-dire qu'un lecteur vraiment exigeant de réalité et efficace à choisir réclamerait à la fois des imaginations justes et des expressions évocatrices. Passer la vitalité de la sexualité dans un texte reviendrait à transmettre subtilement les sensations du corps dans l'esprit de celui qui lit : pari, gageure, paradoxe : changer l'impression physique en pensée impressionnable ! et même : impasse dans une société qui demande qu'un livre soit seulement un objet de relations et non de transmission. Faire vivre, ressentir, éprouver par les mots une composition de sensualité : est-ce possible, la sensualité étant largement mêlée à notre étendue ? Existe-t-il encore des auteurs suffisamment compétents pour l'ambitionner, et des lecteurs mentalement assez réceptifs pour partager de telles expériences inédites avec vigilance et empathie et sans s'en scandaliser ?

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant