Il fait noir. Seules des torches nous permettent de nous distinguer les uns des autres dans la rue. Je peux la voir, juste devant moi, celle que je viens de perdre. Galena est vêtue d'un chiton blanc cassé, ses longues boucles blondes lâchées, ses mains sur sa poitrine. Elle a l'air de dormir paisiblement, alors qu'elle doit attendre la venue de Charon afin de rejoindre les Enfers. C'est devant la mer que nous l'inhumerons, afin que ses cendres rejoignent le domaine de l'homme qu'elle a toujours aimé. Pour la première fois, je me sens seule et vulnérable. Ma mère n'est plus là, et je ne sens plus la présence de mon père à mes côtés. J'aurais tant aimé qu'il soit là, sentir sa main ferme sur mon épaule me prenant une partie de mon malheur. Peut-être même qu'il ne sait pas ce qu'il se passe. Je l'imagine boire du vin et festoyer gaiement sur l'Olympe. J'entends son rire sarcastique qui se moque du désespoir de ceux qui souffrent. Il rie de moi, je le sens. Il doit se dire :
« – Pauvre petite chose, si faible, fragile et innocente. Que vas-tu devenir maintenant ? Je t'inviterais bien à venir festoyer avec moi, seulement ta place est dans la crasse et la misère avec tes semblables. »
Une larme de rage dévale ma joue, alors que je suis toujours le corps de ma mère qui se dirige vers la mer. Les habitants de Pylos se joignent au cortège et baissent la tête en croisant mon regard. Eux aussi ont pitié de moi. Décidément, les dieux et les Hommes ne sont pas si différents. Et cette marche qui n'en finit pas. J'ai l'impression qu'elle dure depuis des années. Pourtant j'ai emprunté ce chemin tant de fois pour aller au marché ou bien pour rejoindre mon bateau et partir pêcher.
Nous arrivons enfin à la plage, et là se dresse un grand échafaudage en bois, où se tient une torche, celle que je devrais empoigner et abaisser pour inhumer le corps de ma mère. C'est la tradition. Je me place devant le monstre de bois, celui qui emporte les âmes, qui transforme la chair et les vêtements en souvenirs. Chrysostom et trois autres hommes déposent le corps de ma mère sur l'échafaudage et descendent. Mon voisin vient se poster devant moi et me gratifie d'un sourire chaleureux, avant de déclarer :
« – Il est l'heure Akenna, courage. »
Je prends une grande inspiration, puis m'élance vers l'échafaudage. Mes mains, bien que tremblantes agrippent les barres de l'échelle avec fermeté. Je lève un pied, lentement, puis le pose sur la première marche. Ce geste se répète jusqu'à ce que j'atteigne le sommet. Là, ma mère est allongée sur un lit de brindilles, prêtes à prendre feu à l'instant même où j'y déposerai la torche. Je ne saurais dire combien de temps j'ai passé à admirer ma mère, la seule personne que j'ai aimé et que je ne reverrai plus jamais à part dans mes rêves. Je dépose les deux oboles sur ses yeux, puis appuis mon front contre le sien, afin de sentir son odeur autrefois si réconfortante, et de la graver dans ma mémoire. À présent je n'ai plus qu'une hâte, que ce cauchemar se termine.
« – Je t'aime maman, murmurai-je entre deux sanglots. »
Avec le peu de forces qu'il me reste, j'empoigne la torche, puis finis par la déposer contre l'une des brindilles qui commence déjà à s'allumer de ce feu sacré. Tout en accomplissant ce geste, je ferme les yeux et me mords la lèvre jusqu'au sang tellement cet acte est douloureux à faire. Pour moi, c'est comme si je tuais ma mère une seconde fois.
Je descends de l'échafaudage puis rejoins Chrysostom, qui place son bras autour de mes épaules, comme l'aurait fait un père pour réconforter sa fille. Il aimait beaucoup Galena, je le sais.
Soudain je vois la mer qui s'agite. Le vent se lève alors que de violentes vagues commencent à se former et que les flammes consument le corps de Galena. J'ai l'impression de sentir la chaleur du feu sur mes pieds, qui me brûlent atrocement. Pourtant pas une seule étincelle ne me touche. Je voudrais m'enfuir, me terrer dans une grotte sombre où personne ne pourrait me retrouver, et pleurer. Mais je dois rester, pour elle. Elle a toujours voulu que je sois courageuse, et je vais lui montrer que je suis aussi téméraire qu'elle l'était. Galena n'avait peur de rien ni de personne. Elle affrontait la vie avec une telle sérénité et une simplicité exemplaire. Le vent emporte les cendres vers la mer, qui viennent se déposer sur l'eau, jusqu'à ce qu'ils finissent par couler et se perdre dans les abysses. Quant aux vagues, elles se font de plus en plus violentes, fracassantes et destructrices. Serait-ce mon père qui nous montre enfin sa présence ?
Une fois le feu éteint, les habitants se dirigent vers la grande place pour offrir un sacrifice et festoyer. Comment peut-on penser à manger dans de telles circonstances ?
« – Akenna, viens avec nous mon enfant. Ne restes pas seule.
– Merci Chrysostom, mais je suis très bien là où je suis. »
Ce dernier pousse un soupir, et part rejoindre les autres. Me voilà à présent seule, face à la mer et au reste de braises de l'échafaudage qui m'éclaire encore un peu dans cette nuit sombre et froide. Le vent change brusquement de direction et vient me fouetter le visage. Me voilà aveuglée par mes cheveux dont quelques mèches viennent se poser devant mes yeux. Je ne vois plus ce qu'il se passe devant moi.
Mais soudain, le vent se calme, tout comme le fracas des vagues. On n'entend plus que le crépitement des dernières étincelles, ainsi que ma respiration. Seulement, au bout de quelques secondes de silence, un nouveau bruit vient perturber mes oreilles. On dirait des pas qui se déplacent sur le sable. À ce que j'entends, ils viennent de la mer et se dirigent vers moi. D'un geste rapide et efficace, je dégage mes mèches de cheveux et braque mon regard devant moi. C'est bien ce que je pensais, un homme marche sur la plage, et semble venir à ma rencontre. Qui est-il ? Mais surtout, que me veut-il ? Je ne saurais dire si ce sont mes forces qui m'ont abandonnées ou ma curiosité, mais je suis incapable de faire le moindre geste. Cet homme pourrait m'entraîner vers la mer pour me noyer, je ne réagirais pas. Au fond, c'est peut-être ce que je veux, mourir.
L'homme étrange se poste devant moi et je vois bien qu'il me fixe. Il porte un chiton court, semble avoir les cheveux bruns, ainsi qu'une barbe bien taillée. Son corps est musclé et vraiment impressionnant. Il a la carrure d'un grand guerrier. Mais un autre objet attire mon attention. Un collier qu'il porte, représentant un trident.
« – Qui es-tu ? demandai-je d'une voix neutre.
– Au vu du ton que tu emploies, tu dois bien le savoir, ria l'homme.
– Non, je ne vois vraiment pas.
– Tu veux me l'entendre dire ? Et bien soit. Je suis ton père Akenna. »
À ce moment-là je ris aux éclats. De folie ou simplement de moquerie, peut-être même des deux, je ne saurais expliquer l'origine de ce rire. Il prétend être mon père ? Mais il n'est que Poséidon, le dieu de la mer et des océans. Une divinité qui avait disparu, mais qui revient d'un coup, comme par magie. Comment prendre cette nouvelle ? Très mal j'imagine. Mais malheureusement pour moi, ma curiosité l'emporte sur ma colère...
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AKENNA-TOME 1-La Mortelle divine
ParanormalDans la Grèce antique, une jeune femme de sang-mêlé vit une existence simple de mortelle. Heureuse avec sa mère, mais se sentant néanmoins abandonnée par son père, Poséidon, elle pense rester parmi les Hommes toute sa vie. Seulement, la mort de sa...