Je fais les cents pas. Ça fait des années que je n'ai pas été aussi nerveux, et impatient en même temps. Avoir quelqu'un sous mon toit me donne une sensation étrange. J'ai tout à la fois l'impression d'être mis à nu, d'être surveillé dans ma propre maison, et l'impression de ne plus être seul. Je songe que je ne vais plus pouvoir enchaîner les nuits de veille, plongé dans mes parchemins, trop gêné de savoir qu'elle peut juger silencieusement mon rythme de vie. Mais d'un autre côté, je songe aussi que lorsque je rentrerais, je n'aurais peut-être pas envie de me plonger dans ces papiers. Peut-être que j'aurais envie de lui servir un thé, et de la rejoindre autour de notre table. Notre table. Je souris.
Sa présence me ravit. Je ne peux rien y faire, j'ai envie d'avoir un contrôle sur cet enthousiasme, de le mesurer. Je sais que Nerys n'envisage pas cette colocation sur le long terme, il ne faut pas que je m'y habitue. Mais j'aime savoir qu'elle est ici. Qu'elle n'est pas à la merci de sa mère, ou de Midas. Qu'elle est en sécurité, et qu'ensemble, nous bâtissons les fondations d'une future famille. Atypique, peut-être, mais après-tout, ici les liens de la famille ne sont jamais que des liens de confiance et de loyauté. J'espère pouvoir affirmer sans mentir que ces liens sont présents entre Nerys et moi.
Je souris sans pouvoir le contrôler, et je me laisse tomber sur mon matelas. Je suppose qu'imaginer avoir une part importante dans sa vie est ma manière de ne pas imaginer être celui avec lequel elle partage sa vie. Ma manière de ne pas m'emballer. Mais je ne peux m'empêcher de l'envisager. Après-tout, bon nombre des habitants de la Lavandière nous prêtent une relation plus ambiguë que la simple amitié et en toute franchise, si je ne nous connaissais pas, j'en ferais sûrement partie. Nerys ne se rapproche pas facilement des gens. Encore moins lorsqu'il s'agit de relation amoureuse. J'ignore pourquoi, mais il semblerait qu'elle ne ressente pas du tout d'intérêt pour cet aspect de la vie. Là où le fait de grandir prématurément m'a poussé dans les bras des jeunes femmes tout aussi tôt, Nerys a mis un énorme frein, une barrière entre elle et le monde, qui semble infranchissable. Elle se confie bien plus à moi qu'à quiconque, mais comme les autres, je perçois cette carapace qu'elle endurcit autour d'elle comme pour se protéger des regards extérieurs.
Peut-être que c'est du à un manque de confiance en elle, plus que dans les autres. Pour ce que j'en sais, Nerys considère sa mère et sa sœur comme de très belles femmes. Lorsqu'on évoque leur beauté, elle a toujours cette lueur admirative, presque jalouse, dans le regard. Et je le reconnais, sa mère n'est pas laide. C'est une femme de prestance, une femme qui sait qu'elle est belle et en joue. Mais je ne l'ai toujours connue que comme la belle femme d'Icare, rien de plus. Pénélope ne séduit pas par ses paroles, par son caractère, elle se limite à être belle, et fait tout pour qu'on ne s'attarde pas sur le reste. De fait, lorsqu'elle a perdu son mari, et que son caractère s'est résumé, pour moi, à la maltraitance qu'elle faisait subir à Nerys, j'ai eu du mal à continuer à la trouver belle. Aujourd'hui, lorsqu'on évoque sa beauté et que je vois Nerys rêveuse, j'ai du mal à ne pas la contredire.
Je trouve que Nerys est belle. Sans parler de son caractère combatif et obstiné, sans parler de son naturel et de sa loyauté, je la trouve belle. Sa rivière de cheveux bronze, ses grands yeux dorés. Ses lèvres pleines, sa peau mate et son corps musclé. Même si je ne la connaissais pas, je le trouverai belle. Mais ce genre de compliment ne la touche pas. Elle a même l'air gênée lorsqu'on lui en fait part, comme si elle ne voulait pas en entendre parler. Quelques fois, j'aimerais qu'elle ait assez confiance en moi pour m'expliquer les dilemmes qui agitent son cerveau. Pour qu'elle me fasse part de ses doutes, de ces histoires qui font d'elle celle qu'elle est.
J'attrape un livre qui traîne, et décide d'aller m'exiler dans mes pensées en l'étudiant. J'ai du mal à me concentrer, trop de choses se sont enchaînées aujourd'hui. J'ai une vague pensée pour Pénélope, qui va épouser un autre homme. Je me demande vaguement ce que peuvent ressentir Nerys et Cassiopée.
Je repense à ma propre mère, dans mon village, avant que je n'arrive ici. Avant qu'Icare ne me prenne sous son aile. Avant la Lavandière, avant tout ça. C'était une autre vie, une vie superbe. J'avais un père, qui ressemblait un peu à Icare, d'ailleurs. Et ma mère était ronde, partout. Ronde du ventre, ronde des joues, ronde des seins, ronde des yeux ... Et je l'aimais comme ça. Même ses cheveux étaient bouclés, de lourdes boucles d'un châtain foncé. Je me rappelle de son ton, quand elle essayait d'imiter mon père pour m'ordonner d'aller faire deux courses, au centre du village. Ou quand elle voulait que j'aille chercher des champignons, dans la forêt, avec mon grand frère. Je me rappelle de son expression volontairement exagérée, mais pas de son prénom. Je ne me rappelle plus du prénom de ma mère.
En revanche, je me rappelle que mon grand frère s'appelait Achille. Il me dépassait d'une tête et demie, et avait toujours la réplique piquante à placer quand on ne s'y attendait pas. On rigolait beaucoup, ensembles. Je n'avais que huit ans, à l'époque, mais il en avait déjà quatorze. Son visage m'échappe, peu à peu. De même que celui de mon père, la majorité du temps. Il y a une seule scène, dans laquelle elle me revient dans les moindres détails. Notre petit village avait résisté aux premiers assauts des Ombres, et nous menions paisiblement notre vie, à l'abri de tout et de toute autorité. Je me rappelle que ma mère était particulièrement guillerette ce jour-là, et qu'elle m'avait demandé d'aller remplir un plein panier de champignons, pendant que mon frère allait chercher des œufs en ville. Je me rappelle avoir flâné en chemin, comme un enfant peut le faire. Je me rappelle aussi les battements effrénés de mon cœur, lorsque j'ai aperçu la fumée qui s'élevait du village. De ma maison. Quand je suis arrivé chez moi, ils étaient tous mort. Par terre, mon père se balançait d'avant en arrière en murmurant des choses incompréhensibles, comme des formules d'une autre langue. C'est là que je me souviens de son visage. Quand il lève ses yeux noirs sur moi, et qu'il me saute à la gorge. Icare est apparu à ce moment. Il a plaqué une main sur mes yeux, et de son autre main, il a achevé l'Ombre qui tenait mon père. Trois balles, pas une de plus. Trois bruits nets et distincts. Et je suis orphelin.
Toc. Toc. Toc.
Je me redresse en sursaut, en nage. Mon livre tombe de mon lit, et je réalise que j'ai dû m'assoupir. Je cligne des yeux pour chasser le sommeil, et me lève pour aller ouvrir la porte, m'appuyant contre l'encadrement pour résister à l'étourdissement de mon réveil brutal :
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Chasseurs D'Ombres - Le secret des colonies
ParanormalPersonne ne se souvient de quand les Ombres se sont abattues sur le monde. C'était il y a des centaines d'années, les gens n'ont pas eu le temps de se mobiliser, de transmettre leur savoir, trop occupés à se battre pour survivre. Et la priorité pour...