Le Colonel Chabert, Honoré de Balzac, 1844

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Comme il me fut agréable, cette fois, de revenir à Balzac après tant d'impatientements et d'assommages où m'avaient laissé quelques-uns de ses romans d'envergure – souvenirs de remplissages et de fastidiosités manifestes, avec meubles superfétatoirement décrits et mollets de tant de pouces de circonférence ! On sait pourtant que je ne néglige pas mes efforts, mais j'entends que ces efforts soient récompensés, et notamment d'une belle éloquence novatrice, d'une impression juste et forte, ou de quelque sensation d'unicité artiste et nécessaire, ce qui n'advient pas toujours chez notre homme. J'ignore si je déforme, je n'avais pas lu Balzac depuis cinq ou six ans, mais Le Lys dans la vallée, mon dernier, m'avait laissé une impression de fadeur assez comparable à Notre cœur de Maupassant, une de ces œuvres dont la beauté est à peu près faite uniquement pour être admirée d'un point de vue formel, et non pour être mise en rapport avec le sentiment ; alors l'applaudissement intérieur se blase en lassitude, et on finit par trouver tout cela, vraiment, « très bien écrit », un agrément comparable à l'observation d'un fleuve sous de jolies lumières, ce qui est à la fois le meilleur et le pire commentaire qu'on puisse prononcer au sujet d'un livre quand c'est la première critique qui vous traverse l'esprit juste après l'avoir lu.

Mais ce roman-ci, je l'affirme, est tout autrement fait et vaut surtout justement par son dédain d'être un roman. Par son défaut de préciosité et d'emphase, par son peu d'apprêt à traduire une thèse valorisante, par sa relative négligence de vouloir concéder aux éloquences et aux édifications des grands littérateurs, en somme par son manque d'ambition, pour ainsi dire, parce qu'il est manifeste que ce livre n'est qu'une longue nouvelle appliquée et ne prétend pas éclairer sur les droits de l'homme et autres simagrées avantageuses du même acabit, cette œuvre semble d'emblée s'être défendue d'en être une, son auteur n'a visiblement pas aspiré à mieux qu'à un travail efficace, et c'est cette absence de procédés courus et plus ou moins mondains qui, dans son sujet et dans son style, trahit la force mâle d'une patte extrêmement puissante.

Faut-il encore rappeler son sujet célèbre ? Un officier de Napoléon est déclaré mort à la bataille d'Eylau, mais cet homme en réalité n'est pas mort, et après plusieurs années de convalescence et d'errance, il vient réclamer ses droits, sa fortune ainsi que sa femme qui s'est entretemps remariée. Me Derville, un avoué aussi scrupuleux que stupéfait, doit l'aider à recouvrer ses biens.

M. Balzac n'est importun, je trouve, que lorsqu'il s'entête à faire par bravoure son auteur d'importance, ce qu'il limite ici à un seul passage d'un assez suprême ennui dans lequel il explique par le menu l'identité du comte Ferraud, le nouvel époux, morceau qui doit servir à révéler les opportunités scabreuses offertes par les successions de régimes et où s'engouffre en l'occurrence une aristocratie complexée en mal de monarchie. Pièce assez inutile et superflue, et disparate, venant singulièrement briser l'enchaînement par scènes et dissoudre en digression la structure rythmée du récit (ce résumé présente bien l'intérêt d'indiquer que le comte pourrait trouver avantageuse la dissolution de son mariage, mais c'est une disproportion assez marquée pour ne servir qu'à cela, d'autant que cette figure n'apparaîtra nulle part en effet dans la suite : cet être, en somme, actantiellement ne mérite même pas la projection d'une telle ombre). Hormis cela, Balzac manifestement ne tient qu'à dérouler avec effets une intrigue à la fois simple et pertinente et dont la morale ne s'impose point comme une lumière ou un humanisme, un peu au même degré que « Boule de suif » de Maupassant : ces deux-là, dans ces histoires compendieuses, valent par la prodigieuse dextérité de leur narration, par l'habileté de leur art à ne pas s'enticher de pittoresque pour la pavane et la postérité, et par leur faculté de concentration à ne point dériver du but essentiel qu'ils se sont fixé, à savoir la relation exacte d'une intrigue suffisante en elle-même ; quand ils succombent autrement aux tentations contraires, on ne lit que l'orfèvre, et le bijou disparaît, un peu comme si la minutieuse description d'un joyau, quoique prolixe et savante et belle, ne permettait pas de le visualiser.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant