Chapitre I

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Dès le début des évènements que je me propose de relater ici, il m'était tout bonnement impossible de marcher dans notre ville sans que je ne récolte des regards en biais de la part des autres passants, et qu'ils ne se retournent vers moi lorsque mon épaule dépassait la leur, en disant pour eux-mêmes ou à celui qui les accompagnait : « Tiens ! Voilà le fou et le pisse-froid ! ». Ce faisant, ils n'hésitaient pas un seul instant à me désigner en me pointant du doigt, sans aucune discrétion d'ailleurs, le bras bien tendu pour former un parfait angle droit avec le buste. Pour quelles raisons auraient-ils eu à le faire en cachette ? Ils pouvaient très bien dire tout haut ce qu'ils pensaient de moi sans prendre la peine de faire des messes basses, car ils savaient que le jugement qu'ils portaient à mon égard était partagé de tous, c'est-à-dire, d'une part, que j'étais le plus grand rabat-joie du pays, et, d'autre part, que j'étais tombé les deux pieds dans la déraison.
Vraiment, tout le monde et sans aucune exception m'affublait des mêmes caractéristiques, et cela avec la même véhémence. Il est même arrivé qu'un homme en vienne à m'insulter, je cite, d' « aigri et de sale taré de merde qui mériterait qu'on le boucle sous une camisole dans un hôpital psychiatrique » [sic]. À première vue, il semblait pourtant appartenir à une classe sociale dans laquelle un tel niveau de langage était banni, et pour laquelle les seules grossièretés autorisées étaient les « diantres! » et les « fichtres! ». Il était  vêtu d'un costume au tissu bleu marine dont la coupe italienne en soulignait la qualité, agrémenté d'une cravate bordeaux que seuls les plus aisés osent porter, car sans doute pensent-ils que leur fortune les protège des médisances extérieures de ceux qui, parce que d'extraction plus basse, pensent qu'il y a là un accoutrement désuet et ridicule, c'est-à-dire une cravate ascot à trois plis.
Mais voilà qu'en pleine rue, alors que je marchais en direction de quelques occupations, j'avais entendu ces mots que je refuserais de citer une deuxième fois à peine l'avais-je dépassé de deux pas. Je m'étais alors stoppé net, et j'avais tout de suite voulu répondre à son injure en lui donnant une claque de toutes mes forces sur la joue droite, en faisant partir le coup de l'épaule et en alignant mes doigts de la manière la plus droite possible. Cependant je n'en fis rien, car je n'étais tout simplement pas certain d'avoir entendu ce que je pensais, peut-être avait-il prononcé une phrase homophone qu'une paranoïa passagère m'en aurait fait mal interpréter les assonances et les allitérations, et alors je me serais rendu coupable d'une agression pure et simple sans qu'aucun motif légitime puisse l'expliquer. Au surplus, et je me permettrai de décrire ici quelques traits de mon caractère, je dois reconnaitre que je manque absolument de courage, que je suis pleutre, couard, bref, que j'ai un tempérament particulièrement lâche. Ainsi, je m'étais contenté de continuer ma route avec pour unique revanche de l'insulter pour moi-même en retour avec des termes de la même teneur, en chuchotant dans le revers de ma veste afin qu'il ne puisse m'entendre.
Aux invectives verbales s'accompagnaient même, certes et heureusement pas avec la même fréquence, des atteintes à mon intégrité physique. Un jour, un jeune enfant qui à en juger par sa taille ne devait pas avoir dépassé sa septième année, est arrivé devant moi sans que je ne l'aie remarqué et m'a donné un violent coup de pied au niveau du tibia. Pendant quatre jours, il m'avait été impossible de marcher sans adopter une démarche boiteuse et chancelante à cause de l'hématome provoqué par le bout de sa chaussure qui était renforcée par une deuxième couche de cuir. Ici, comme mon courage augmente selon que baisse les capacités physiques de mon adversaire, j'ai tout de suite voulu lui répondre en lui assenant un coup en retour. Mais lorsque je me suis relevé après avoir tenu le bas de ma jambe, il était déjà revenu auprès de ses parents, et se ruer à leur assaut m'aurait demandé bien trop de hardiesse. Il se fit alors sévèrement gronder par son père, non pas, comme on aurait pu s'y attendre, parce qu'il m'avait frappé, mais parce que, comme si j'étais porteur d'une malédiction ou d'une maladie grave et contagieuse, il était formellement interdit de s'approcher de moi.
-Si tu restes trop près de lui, tu deviendras toi aussi un insensé et un pisse vinaigre ! avait crié le père en agrippant d'une main ferme l'épaule de son fils, et en agitant son index devant son visage.
-Qu'est-ce que c'est qu'un insensé et un pisse-vinaigre ? lui avait alors répondu le fils, d'une voix enfantine et innocente, absolument désemparé car il pensait avoir bien fait.
-C'est un parfait connard !
Quant à mes connaissances, je dois reconnaitre qu'en l'espace de seulement quelques jours, j'en avais perdu beaucoup, et leurs critiques à mon égard se fondaient surtout sur la folie que l'on me prêtait. Certains m'avaient signifié, avec emballement, qu'ils ne désiraient plus me voir, car ma simple présence à leur côté leur était insupportable, comme si la seule vue de mon ombre leur donnait des hauts-le-cœurs. Ils ajoutaient qu'ils étaient terriblement déçus de moi, qu'ils pensaient me connaitre mais que désormais, à cause de la position que je défendais, ils se sentaient terriblement trahis. Ils faisaient de grands mouvements de bras pour matérialiser la distance à laquelle je ne devais plus m'approcher d'eux, me demandant dans un effort d'imagination de la multiplier par cent. Certains s'étaient même renseignés auprès du tribunal de grande instance pour savoir si mon désaccord était une faute suffisante pour faire juger une mesure d'éloignement. Pour convaincre le magistrat, ils argumentaient que j'avais surement de graves problèmes psychiatriques, à en juger, justement, par les divergences que j'entretenais avec l'opinion publique.
Au début, certains avaient essayé tant bien que mal de me défendre, argumentant que je devais très certainement être malade, que ma folie n'était que passagère, se faisaient neurologue en avançant qu'une glande de mon cerveau avait dû arrêter de sécréter. De par ce dérèglement cérébrale qu'ils m'avaient diagnostiqué, il m'était très certainement impossible d'évaluer correctement la réalité, qu'il ne devait pas m'être tenu rigueur du jugement que je portais aux évènements récents. Selon eux, une prescription d'un traitement médicamenteux pouvait me soigner, mais, lorsqu'après avoir posé le revers de leur main sur mon front - telle était la seule démarche médicale de ces Sganarelle -, ils voyaient que je ne souffrais d'aucun symptôme fiévreux, que j'étais en parfaite santé et que je ne sombrais aucunement, du moins à cause de problèmes physiologiques, dans une présupposée déraison, ils cessaient à leur tour de me parler, et je passais du malade duquel on doit prendre soin au fou que l'on doit éviter.
D'autres, sans doute dans la peur que ma personnalité jugée démentielle de par mon avis m'entraîne tout d'un coup à avoir un comportement des plus étranges, que je me mette subitement à délirer, que sais-je, à me taper contre les murs les mains levées au ciel, n'ont pas eu le même franc-parler qu'eux, ont inventé des excuses pour ne plus me voir et certaines, prises dans la précipitation, étaient particulièrement invraisemblables. Comme il était étrange en effet que plusieurs de mes connaissances aient été obligées de déménager pour des raisons professionnelles, et cela dans la même période, c'est-à-dire une bonne dizaine de départs, et en moins d'une semaine. Pour donner plus de poids à leur mensonge, ils ajoutaient qu'ils n'avaient pas eu le choix, que leur entreprise avait été délocalisée pour des raisons économiques et qu'ils étaient dans l'obligation de la suivre afin de ne pas perdre leur emploi.  
Comme notre ville n'est pas bien grande, et qu'il arrive souvent que l'on se rencontre à l'improviste, il m'arrivait quelquefois de les croiser dans la rue, mais voilà qu'ils baissaient les yeux pour que nos regards ne puissent se croiser. Ils rebroussaient chemin pour prendre le sens contraire au mien ou ils tournaient dans une petite ruelle dans le seul but de se dérober, même si ce n'était pas leur route et qu'ils prenaient le risque de se mettre en retard. J'avais conscience qu'il était tout à fait inutile de les suivre, de leur signaler ma présence et de leur faire part de mon heureuse surprise de les voir ici alors que je les croyais partis. J'entendais déjà leur excuse, un carton oublié dans un coin qui expliquait leur retour provisoire, un passeport resté au fond d'un tiroir qui les avait forcé à retarder leur départ.
Un jour, j'avais croisé un de ces menteurs de telle manière qu'il ne pouvait m'éviter, dans une ruelle si exigüe que deux hommes ne pouvaient la traverser côte à côte sans prendre le risque d'abimer la manche de leur veste contre le mur. Je lui avais alors dit, tout en lui tapant sur l'épaule, que j'étais heureux de le voir, lui demandant de m'expliquer comment se faisait-il qu'il était toujours là, moi qui le croyais parti, et voilà qu'il avait répondu que je devais me méprendre, que nous ne nous connaissions pas et que je n'étais pour lui qu'un étranger. J'avais alors feint l'étonnement, disant, en l'appelant « vieux », qu'il était impossible qu'il m'ait déjà oublié, car nous ne nous étions pas vus depuis seulement deux jours, et qu'au moment même de partir, il m'avait fait une grande accolade en m'assurant qu'il me garderait toujours en souvenir et qu'il chérirait à jamais nos moments passés ensemble. Il m'avait alors rétorqué sèchement que je faisais erreur, que c'était peut-être bien vrai que j'étais fou, et qu'il était préférable que je l'appelle « Monsieur », tout en forçant sur ses cordes vocales afin d'imiter la voix d'un autre.
De toutes mes connaissances, certaines acceptaient encore de me parler, mais jamais à découvert, c'est-à-dire habillées de telle manière qu'elles ne puissent être reconnues, une casquette à la visière longue et de larges lunettes aux verres teintés leur cachant la moitié du visage, certaines fois un léger foulard leur recouvrant le menton et les lèvres inférieures. Nos rencontres se déroulaient toujours dans un endroit où on ne pouvait nous surprendre, car elles avaient peur que l'on puisse penser que nous partagions la même opinion et qu'on les prenne alors, elles aussi, pour des folles. Elles me donnaient rendez-vous dans un endroit tenu secret, par l'intermédiaire d'un code constitué d'une série de lettres et de chiffres, que l'on se passait furtivement de main en main sans se regarder quand nous nous croisions dans une rue convenue au préalable. Lorsque j'arrivais, j'étais soumis à un interrogatoire de leur part, par lequel elles me demandaient si j'avais été suivi, si quelqu'un m'avait vu entrer, puis elles fermaient les rideaux ou les volets pour que personne ne puisse voir notre rencontre à travers la fenêtre. S'il arrivait que nous nous présentions en même temps sur le lieu de la rencontre, alors elles montaient toujours les escaliers en prenant soin d'être en retrait de moi, en laissant un espace de plusieurs marches entre nous, avant d'attendre bien cinq minutes pour franchir la porte à leur tour pour que personne ne puisse se douter que nous fréquentions le même lieu.
Lors de ces entrevues, la conversation aboutissait toujours au même sujet, à savoir leur non-compréhension des raisons pour lesquelles j'agissais ainsi, mais malgré cela, elles refusaient d'écouter toutes tentatives d'explication de ma part. Il arrivait même que nous parlions de tout à fait autre chose, de quelque chose de tout à fait anodin, et qu'un de mes amis me coupe subitement la parole pour aborder le sujet qui fâche, comme s'il était rongé de l'intérieur et n'y tenant plus, devait absolument en parler pour se soulager. Un dialogue s'engageait alors entre toutes les personnes conviées à cette réunion secrète, mais elles parlaient de moi comme si je n'étais pas présent, elles m'évoquaient en disant « il » alors que j'étais à moins de deux mètres d'elles, assis sur une chaise à côté des leurs. Lorsque je voulais m'immiscer dans la conversation pour apporter la contradiction en avançant un argument, en levant le doigt tel un écolier qui attend que son maître daigne enfin lui donner la parole, elles m'arrêtaient tout de suite d'un signe de la main. Elles ajoutaient qu'elles refusaient de discuter sur ce qu'elles appelaient pudiquement « mon affaire », alors qu'elles en parlaient entre eux depuis déjà une bonne dizaine de minutes. Malgré tout, elles ne pouvaient s'empêcher de me demander, sans néanmoins attendre de réponse, « comment avais-je pu me faire le défenseur d'une thèse si singulière ».
Quant à ma famille, là aussi, les relations s'étaient profondément dégradées, car, là encore, ils m'accusaient de souffrir de quelques troubles psychiatriques, et sans doute seules les normes sociales attachées aux liens du sang nous avaient permis de nous voir encore malgré nos divergences. Lorsque, au cours d'un repas dominical, et plus précisément lorsque passait de main en main l'assiette de fromage, j'avais fait part à mon père de mon point de vue quant aux derniers évènements, il avait d'abord rigolé, qualifiant « d'excellente » ce qu'il croyait être une plaisanterie, et il avait même recraché, dans un éclat de rire, un morceau de pont-l'évêque dans son plat. Mais, lorsqu'il eut compris que j'étais tout à fait sérieux, il s'était alors emporté, m'avait dit que ce n'était certainement pas la manière avec laquelle j'avais été éduqué, que j'avais été élevé dans un environnement sain ne permettant aucune déviance, tout cela en cassant quelques assiettes contre le mur, les mêmes dans lesquelles nous mangions. Je pense maintenant que ce ne fut que grâce à l'intercession de ma mère qu'il n'avait pas pris sur le champ un rendez-vous chez le notaire pour me renier et me rayer purement et simplement de l'héritage, dans un grand coup de crayon rageur. À la fin de cette dispute, il m'avait en effet signalé que si je pensais comme cela, alors je n'étais plus son fils, et il avait même fini par me vouvoyer, comme si j'étais devenu pour lui un parfait inconnu avec lequel il voulait garder ses distances.
Lorsque des membres de la famille avec lesquels j'entretenais un degré plus éloigné appelaient pour savoir si ce que l'on disait était bien vrai, s'il était établi que j'étais le seul à ne pas croire, il répondait par un mensonge, que j'étais parfaitement sain d'esprit et que tout cela n'était que des rumeurs colportées par des personnes malveillantes voulant salir le nom de notre famille. À cette époque, mon père occupait une position respectable au sein du conseil municipale de notre ville, après s'être présenté aux élections sous l'étiquette divers gauche. Et voilà que, pris par la fièvre du pouvoir, il aspirait désormais à briguer la charge de maire, et c'est au moment même où commençaient les évènements qu'il avait officialisé ses ambitions par la création d'un groupe de soutien et en rendant publique quelques lignes d'un programme. Ainsi, il expliquait qu'il n'y avait là que de la pure calomnie pour le déstabiliser et lui faire perdre sa base électorale, qu'il représentait une lourde menace pour le système municipale dont les fondements étaient ébranlés par sa candidature. Il inventait des ennemis politiques, des Brutus, des complots et des conjurations à la Catalina, fomentés dans le noir et dans le seul but de le faire tomber afin de préserver des privilèges que lui, tel un révolutionnaire, souhaitait abolir.
Seul mon frère, enfin, sans pour autant partager pleinement ma position, avait dit, lors d'un autre de nos repas de famille, qu'elle n'était pas ridicule et qu'elle méritait peut-être d'être prise en considération et d'être soumise à la discussion. Mon père avait alors tapé des deux mains sur la table, avait répondu qu'il ne pouvait y avoir de débat, que l'on ne pouvait converser sur la vérité vraie, que les truismes, par définition, ne sauraient être remis en cause. Il s'était alors tourné vers moi, et tout en me pointant du doigt, m'avait dit que tel était le mauvais exemple que je donnais à mon frère, et même à la jeunesse toute entière, en me demandant, en colère, si « j'étais fier de moi ». En cet été, mon frère sortait de sa toute première année d'études en sciences économiques dans un prestigieux institut parisien, et ses deux premiers semestres avaient été marqué par une franche réussite si bien que mon père, dans son délire de mégalomanie politique, se voyait déjà fonder une dynastie régnant sur notre ville, et avait vu dans mon frère son héritier légitime. Il voyait dans mon positionnement un risque de compromission de l'esprit critique de mon frère, qui aurait pu mettre à mal, je ne sais pourquoi, ses idées de succession et son rêve de voir la façade de la mairie ornée des armoiries nouvelles de notre maison. Ainsi, lorsque nous nous voyions, nous nous efforcions bien d'écarter le sujet afin que ne surgissent de nouveaux conflits, et de longs silences s'installaient dès qu'un mot d'une conversation pouvait faire penser aux évènements et à notre opposition. Ce n'était que la rupture provoquée par un changement de plats qui permettait de reprendre une conversation à peu près normale, et lorsqu'un de ces moments de gêne survenait, nous finissions en hâte notre plat de résistance. De manière tacite, une liste de mots à éviter avait donc été dressée : Grèce, Antiquité, Théâtre, et tout ce qui pouvait faire penser, de près ou de loin, à une scène et à des rideaux rouges.
Car tel était en effet le tort que toute la ville me reprochait et qui expliquait à la fois le jugement et l'hostilité à mon égard: je m'étais permis d'émettre des doutes quant au fait que cette personne, qui pourtant se réclamait comme telle depuis son arrivée dans notre ville, ne pouvait être Sophocle, le célèbre dramaturge de la Grèce antique. J'ajoutais que le fait qu'il se trimballe en toge d'un blanc immaculé ne pouvait constituer une preuve suffisante, car il était tout à fait possible d'en acheter une dans un magasin de farces et attrapes, ou d'en confectionner une à partir d'un drap blanc de bonne qualité, pour peu que l'on ait quelques connaissances en couture et que l'on arrive à trouver une broche à fixer au niveau de l'épaule.

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⏰ Dernière mise à jour : Apr 16, 2020 ⏰

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