Nietzsche, Stefan Zweig, 1930

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Ce livre est une dramatisation de l'existence de Nietzsche : on y perçoit tant l'admiration de l'auteur, le désir d'hommage, l'écriture d'une tragédie, que l'on ignore si ce montage n'est pas un dithyrambe plutôt qu'une rétrospective honnête et vraie. Il faut à certains écrivains de ces légendes auxquelles s'attacher, des existences d'émotion où regorgent des symboles, des êtres poignants dont les cahots de l'existence créent une affinité avec la leur, et je crois que Zweig a tenu là une forme d'alter ego, une identification dont le portrait fut aussi une occasion pour lui de tester et d'exprimer son style.

Ce Nietzsche est un lyrisme plutôt qu'une biographie – c'est à la fois son mérite et son plus grand défaut. On peut juger singulier qu'un essai sur un philosophe ne parle presque pas de ses idées mais essentiellement d'un mode de vie et d'une façon de penser, et tout ce qu'en dit Zweig est, à mon sens, à peu près anti-philologique, pour ce qu'il ne s'y rencontre guère de psychologie en dépit de ce pittoresque, de cet art de toucher, de ce pathétisme de croisade. On ressent une image, une impression ambitionnée, un ouvrage flatteur, l'aura plutôt abstraite d'un homme qui aurait été flibustier et dynamiteur, mené son existence à l'inverse d'une succession logique des âges, et enduré dans une écœurante solitude le mépris lourd de ses contemporains. C'est peut-être vrai ; et c'est aussi sans doute une forme de métaphore. Il y a là-dedans à la fois le pélican qui se déchire les entrailles et le phénix qui renaît de ses cendres. C'est poétique et flatteur. Beaucoup de composition sympathique, toujours belle et souvent répétitive, avec un goût affiché pour le grandiose d'amour : ce chant explique les caractéristiques d'une lutte, mais il emprunte aussi sa tonalité à l'hymne de toutes les luttes, et je m'interroge si l'auteur n'a pas voulu par là même fuir la sienne propre. Car il me semble que Zweig est loin d'être Nietzsche, qu'il ne l'a effleuré qu'en modèle de granite, avec son piédestal et sa coloration minérale ; or, on devient Nietzsche par définition si on le comprend.

Parler ainsi de Nietzsche, c'est aussi selon moi, étonnamment, le mettre à distance. Cet ouvrage est à la fois un au-delà et un en-deçà du séide, du disciple, de successeur ; Zweig feint seulement le vœu de fidélité, mais il compose comme on brode sur un canevas ; c'est nettement un éloge pour le retrait, comme un devoir rendu entre deux œuvres et après quoi l'on passe à autre chose, quoique avec tous les aspects persuasifs de l'amitié et de l'admiration de bon aloi. On n'entendra pas cela, cette nuance que je formule, il faut un suprême regard pour le percevoir. J'admire Nietzsche, comme on sait, et tout admirateur que je suis, si je contemple sa littérature avec intérêt, je sais observer sa vie avec raison, parce que c'est ce qu'il aurait voulu, cette grande propreté. Le peu de correspondance que j'ai lue de lui et destinée à ses amis n'est pas d'un homme agréable mais d'un dominateur avant même d'avoir écrit son œuvre – il avait sans doute ses raisons –, n'empêche, on distingue que ce qu'il croit – non pas ce qu'il sait, je dis bien : ce qu'il croit – il le tenait déjà pour des dogmes qu'il imposait autour de lui comme les directives d'un enfant gâté et avec ce ton d'autorité qu'il imite des professeurs et qu'il suppose lui conférer un air d'audace et une allure dont il n'a sans doute pas encore ni le regard ni les épaules (je ne nuis guère à son image en écrivant ceci : c'est ce qu'il écrivit lui-même au sujet du style de son Origine de la tragédie). Également, Nietzsche, au moins du temps de Bâle, adorait tous l'apparat et la présence avantageuse des sommités qui le confortaient dans des séductions mondaines, luxe et femmes décoratifs : c'est patent dans ses lettres, à travers ses vantardises toujours empressées et qui tombent bizarrement au milieu des expression d'amitiés les plus chaleureuses, façons de se targuer de ses croissants statuts, comme si ce pouvoir-là était une preuve de puissance sur des rivaux qu'il faudrait ravaler. Enfin, je m'interroge si, sentimentalement parlant, Nietzsche n'était pas l'homme le plus immature dont j'eusse jamais entendu parler pour un penseur de cette trempe : il fait grand cas de la jouissance dans tous ses ouvrages, il se décrit en satyre et arbore sa gaîté immense et débordante de vitalité, mais il ne sait sempiternellement se servir de l'amour qu'à la manière d'un petit garçon timide, idéaliste et chevaleresque – c'est peut-être faute d'occasion ; qui sait ? Tous ces défauts, toutes ces sincérités-là, il faut aussi pouvoir les dire pour ne pas se contenter d'une hagiographie, d'une propagande, d'un exercice valorisant de louange opiniâtre et théorique, à dessein de déclarer son fait et de ne pas jouer uniquement le rôle obséquieux qu'on attend de celui qui se croit en charge de réaliser, à l'égard de figures déjà célébrées, son plus performant devoir de mémoire. Rien de plus impatientant, je trouve, que ce discours de Malraux chevrotant, que cet éloge funèbre à Jean Moulin truffé d'emphases inutiles et de creuses métaphores, et même que tous les éloges funèbres qui cachent autant qu'ils révèlent par principe et qui, en cela, sont des manières de faire-valoir du tribun lui-même plutôt que du défunt. Je ne prétends pas que Zweig soit insincère dans cet opus, mais il est indéniable qu'il se livre à une composition de style sur un thème imposé, ce que confirment incessamment des répétitions d'idées qui ne servent que pour l'imprégnation des effets et ne vont pas droit au but consistant en l'exacte transcription de l'essence d'une vie.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant