Proie et prédateur

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Tapi dans l'ombre, j'observe. Le martèlement des bottes se fait entendre juste en dessous de moi. Des coups résonnent contre la porte. Un homme hurle dans une langue que je ne comprends pas. Aplati comme un chien, je suis au grenier, un œil entre les lattes du plancher. Je distingue les teintes grises de l'uniforme de l'homme. Il redouble ses coups. Finalement la porte s'ouvre sur une petite fille, elle s'exprime difficilement dans cette langue inconnue. Alors les soldats la poussent et rentrent dans la pièce d'à côté. Je ne les vois plus. Pourtant je les sens, je les sens encore en moi. Leur violence, leur vacarme, leur haine. Terreur entretenue pour faire de ces hommes, des loups. Je le sais ils sont en train de chasser. Mais chasser quoi, la réponse me paraît évidente, me chasser moi. La salive débordant de leur gueule, les yeux rouges de haine. Ils frappent, ils entrent, ils chassent. Et lorsqu'il trouve, ce n'est pas avec des doigts sages qu'ils vous relèvent. Non, de leur poigne affreuse, ils vous prennent par les cheveux et vous traînent jusqu'au dehors, là. Devant tous, ils vous font agenouiller, et vous impose un nouveau pensionnaire dans votre cou. Une balle. Ils laissent tomber votre corps, et s'en vont chasser d'autres comme vous. Mais qui sont les autres, qui sont ceux qui me ressemblent et qui se font chasser comme moi ? Ceux-là ne sont pas des hommes, enfin on dit d'eux qu'ils ne sont pas des hommes. Une race à part, l'opposé de l'être humain n'est pas l'animal, mais nous. Pourtant je me sens homme, mes mains, mes jambes mon corps le prouve. Pourtant, je sais que je ne suis pas comme eux. Moi je suis humain, eux non. Fusil mitrailleur à la main ils tentent de prouver que non. Mais je sais qu'au fond de moi je suis plus humain qu'aucun d'eux. Ces loups chassent les hommes, chassent le bon sens et chasse l'humanité. Et moi, j'enrage. Je me retiens de crier lorsqu'à travers le plancher j'aperçois qu'ils ont trouvé Martha. La seule chose qu'on peut bien leur accorder, c'est qu'ils sentent la peur. Et ils sont doués pour cela. D'une poigne osseuse, ils l'ont fait sortir de la cave. La petite fille pleure, je ne comprends pas ce qu'elle dit. Je n'ai pas envie de comprendre, je garde mes yeux sur Martha. Le visage noirci de charbon, elle ne pleure pas elle. Vêtue d'une simple chemise elle fait face aux loups. Même à genoux et souillée, elle a ce regard dur et digne du plus sombre des onyx. Le lâche ne la regarde même pas, simplement le canon de son revolver lui fait face. Une arme regarde ma femme, ma femme regarde l'arme. Moi, je pleure. La détonation me fit sortir de ma torpeur, ce n'est plus ma femme, c'est un corps inanimé. Les deux chiens qui la tenaient la font tomber face contre terre, plus jamais elle ne sourira. Et d'un pas ponctué par l'entrechoquement des fers des bottes, les tenues grises teintées de sang repartent comme s'ils avaient accompli leur devoir, comme s'ils avaient réussi un haut fait. La colère est retombée et les rires gras éclatent. Et moi je pleure. Les minutes passent, le plancher grince, je me relève. Les loups sont partis, du moins j'espère, leur tanière n'est sûrement pas loin. Il vaut mieux être prudent. Alors j'attends, j'adresse une dernière prière à Martha et à son regard d'ombre. Et assis dans le grenier je contiens mas rage et ma tristesse. À travers la fenêtre, le soleil finit sa courbe pour aller se coucher derrière la couverture des collines. À présent, il fait sombre, Martha a empli le ciel de son esprit. Je la sens en moi. Le plancher grince, la petite fille est là, elle vient de soulever la trappe du grenier et me fait signe de descendre. Sa voix est encore ponctuée de sanglot, mais elle s'est calmée. Après tout, ce n'est pas elle qui est allongée sur le sol, juste en bas. Je rejoins la cuisine du boulanger. Il est assis, les yeux rouges et les joues creusées par les larmes. Derrière lui, sa femme. Elle me regarde, un regard froid, blanc. Pas la blancheur des mariages ou des jours heureux et enneigés. Mais d'un blanc grisâtre. Elle ne m'a jamais voulu ici, elle pointe la porte de son doigt osseux. Le boulanger ne fait rien, il sait ce que sa femme veut, après tout c'est pour sa propre survie. Dans la nature, les proies ne s'entraident pas, seuls les prédateurs connaissent la fraternité de la chasse. Je sais ce que cela veut dire, je me dirige alors vers la porte, sans un regard, j'enjambe Martha. Son corps restera à l'endroit où elle est tombée comme le veulent nos ancêtres, mais d'un pas feutré et léger j'accompagne son esprit hors de cette maison. Le nez au vent, la fraîcheur de la nuit est simplement brisé par des rires. Les rires. Ils sont là, je le sens. Leur tanière sentant la sueur ne leur convient plus, ils veulent mieux, ils veulent pourrir de leur présence d'autres endroits. Ils sont là, juste là. Je n'ai nulle part où aller. Non, je n'ai qu'un endroit où aller. Je vais à la vengeance. Je m'engouffre alors dans ce café. La porte en chêne ne grince pas lorsque je l'ouvre. Non, ce n'est pas le silence qu'elle m'annonce. Le froid s'engouffre dans la pièce et vient se briser contre le comptoir. La vague de peur s'installe. Les chandelles vacillent et les rires se taisent. La mort est annoncée. Ils sont là, à table breuvage à la main et nourriture dans l'écuelle. Seul le tenancier se tient debout. Il sait qui je suis, ils savent qui je suis. Lui m'observe, eux me redoutent. La bête est lancée, ils n'ont pas le temps de se lever que je fonds déjà sur eux. Les mains en avant, les doigts tendus et mes griffes s'enfoncent dans le visage du premier. Je saisis son arme et je loge trois nouveaux pensionnaires dans le torse du second. Quant au troisième, loup en uniforme tâché de rouge, lui a peur. Alors je me jette sur lui et j'abats la tristesse de mes poings contre son visage, les phalanges craquent, mais les dents aussi. Après cette pluie de fureur, ce n'est plus un visage, mais de la viande encore chaude. Le vent souffle dehors, les chandelles s'éteignent. Je me relève et dans le crissement du verre au sol je me dirige vers le salut ombreux de la nuit. Un regard derrière, lui, me sourit.

Les loupsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant