Un personnage, un animal (#1)

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Ophélie émergea de son sommeil bien trop violemment pour prétendre que ce soit naturel. Elle sentait des gouttes de sueur dégouliner le long de son dos, et même ses boucles brunes semblaient coller à sa peau d'une manière fort désagréable. Elle avait fait un rêve. Un drôle de rêve. Par réflexe, elle se pinça l'intérieur du bras pour s'assurer qu'elle était bien de retour dans son lit puis se fit la promesse de réussir à traîner son corps encore moite et fatigué hors de la pièce.

Où était-elle ? Au Clairdelune, la résidence la plus fréquentée du Pôle. Pourquoi ? La réponse à cette question était pour le moins peu commune. En effet, il se trouvait qu'un virus non identifié avait fait son apparition dans une des Arches (sur Plombor, où la maîtrise de la transmutation était exercée par l'esprit de famille Midas) pour ensuite se transmettre plus vite qu'un voyage en Rose des Vents. La panique avait envahi les Arches, et tous les Esprits de Famille avaient décidé ensemble que tous les habitants de chaque Arche resteraient dans un lieu clos jusqu'à nouvel ordre. Les consignes furent donc immédiatement appliquées, et une grande partie des habitants du Pôle était venue demander l'hospitalité à l'ambassadeur de Farouk, Archibald, également propriétaire de la résidence du Clairdelune.

Ophélie avait déjà fréquenté cet endroit, d'abord en tant que Mime, valet de Bérénilde, la tante de son fiancé Thorn qui occupait la fonction d'Intendant, puis en tant que vice-conteuse auprès de Farouk. Cet endroit ne lui était, pour ainsi dire, pas inconnu.

Voici une règle qu'Ophélie avait appris à ses dépens : il ne faisait jamais nuit au Pôle, et personne ne possédait la moindre notion du temps. Aussi ne lui parut-il pas étrange d'entendre des rires aussi cristallins que tonitruants provenant de l'étage inférieur.

Se concentrant pour ne pas tomber malgré le sommeil qui engourdissait encore la majeure partie de ses membres, Ophélie parvint enfin à ce qui pourrait s'apparenter à une salle de bain. La pièce s'illumina aussitôt que la liseuse pénétra à l'intérieur, et il lui sembla que l'on braquait des tonnes de lampadaires dessus tellement les ampoules l'aveuglaient. Mon Dieu, sa tête...

Ophélie résolut de se passer un gant sur le visage avant de retourner se coucher une fois rassurée. Autant vous dire que ce qu'elle vit dans son reflet ne la rassura pas le moins du monde. Ceci eut un tel effet qu'elle poussa un cri de surprise, strident et aigu.

- Aaaaaaaaaaaaaaaaah !!!

Son visage n'était plus le même. Ses lunettes rondes étaient chaussées sur un museau qui dépassait légèrement en avant, ses joues étaient couvertes de poils et chatouillées par de longues moustaches qui émergeaient de ses pommettes. Quant à ses mains, elles étaient elles aussi pleines de poils gris, avec des petites griffes en guise d'ongles. Ophélie crut qu'elle allait s'évanouir quand elle comprit enfin ce qu'elle était devenue.

Une souris.

De taille assez peu rassurante, me direz-vous. Ce qui paraît surréaliste, c'est la phobie puissante que son fiancé, Thorn, en avait. Alors qu'elle tâtait son museau, un bruit considérable se fit entendre à l'étage du dessous. Ophélie, dans sa hâte, se précipita d'enfiler l'écharpe pour camoufler son visage de souris, et omit le fait qu'elle descendait au milieu d'une foule en chemise de nuit.

Le brouhaha était perceptible, si bien qu'Ophélie se remémora rapidement sa migraine. Tous les membres de la Cour étaient présents : Bérenilde, Farouk, Archibald... Même sa tante Roseline ! Pourtant, quelque chose n'allait pas. 

Un cri, plus fort que tous les autres, coupa brusquement court aux pensées de la jeune liseuse, sans aucun doute celui de Bérenilde. 

- Qu'on apporte des miroirs ! Mon Dieu, mais quelle atrocité !

En effet, le cou de la dernière héritière des Dragons avait pour ainsi dire triplé de longueur, sa bouche avait été subtilement remplacée par un bec, et ses mains s'étaient muées en ailes blanches et longues. Sa voix, quant à elle, n'avait pas changé.

Elle se dirigea vers Ophélie du mieux qu'elle pouvait (il faut croire que les palmes n'étaient pas très pratiques), furieuse, et l'accosta en battant des ailes :

- Avez-vous la moindre idée de ce que tout cela signifie ? Êtes-vous mêlée à cette mascarade ? Et que diable signifie cette tenue ?

Ophélie ouvrit timidement la bouche pour lui répondre, mais c'est une autre voix qui l'interrompit. Sans surprise, c'est de la tante Roseline, qui sautait entre les autres invités pour parvenir à sa nièce (elle avait entendu la conversation de ses grandes oreilles de lapin) :

- Pourquoi ma chérie se retrouverait accusée coupable d'un tel... Nom d'une théière, Ophélie ! Qu'est-il arrivé à ta tête ?

- Je n'en sais rien, ma tante. Mais Archibald et Thorn doivent bien avoir les réponses à ces questions...

À ces mots, une nouvelle vague de hurlements. Les serviteurs, tous changés en crabes géants, traînaient tant bien que mal tous les miroirs qu'ils avaient pu trouver. Bérenilde délaissa subrepticement Ophélie pour se fondre dans la foule, apparemment persuadée que voir son reflet lui redonnerait forme humaine. Une main surgit alors de nulle part pour venir se poser de la manière la plus délicate et charmeuse du monde sur l'épaule d'Ophélie.

Archibald. Fidèles à eux-mêmes, ses roucoulements se faisaient entendre à mille Arches à la ronde. Sauf que cette fois-ci, ses roucoulements de charme lui avaient valu une apparence de paon à la queue toujours déployée, révélant son soyeux plumage. Il lança un regard entendu à Ophélie, plus inquiet et séduisant que jamais :

- Si j'étais vous, je surveillerais vos arrières, fiancée de Thorn. Farouk s'est miraculeusement métamorphosé en chat, et je n'ai aucun doute sur le fait qu'il a parfaitement oublié votre existence, et qu'il ne fera qu'une seule bouchée de vous. En ce qui me concerne...

- Dites-moi où je peux trouver Thorn.

- Est-il donc aussi bon au lit que moi ?

- Je veux trouver Thorn. Conduisez-moi à lui.

Archibald grommela et posa son aile sur la taille d'Ophélie, décidé à l'emmener ailleurs. Autant dire que la liseuse finit son chemin toute seule, après que l'écharpe ait englouti la moitié des plumes de l'Ambassadeur.  Ophélie arriva donc après quelques péripéties devant l'Intendance, décidée à savoir si Thorn avait été également victime de la "malédiction". La porte s'ouvrit automatiquement et Ophélie devint rouge pivoine. 

Thorn était devenu un ours. Ophélie prit donc grand soin de ne pas montrer sa peur grandissante, avant de constater que tous les membres de la Cour qu'elle avait vu auparavant se trouvaient dans le bureau. Elle haussa son minuscule sourcil et croisa les pattes :

- Que signifie tout cela ? 

- Il signifie que j'ai trouvé le moyen de nous faire redevenir comme avant.

- Comment ça ?

- Hildegarde, l'architecte des Roses des Vents, a conçu un système extrêmement moderne, qui permet de voyager au-delà des arches. Il ne transporte que les âmes, enfin du moins la véritable apparence de la personne. Enfin, comme la Mère Hildegarde est perfectionniste, elle a peaufiné son système pour cinq personnes.

- Alors elle savait que ça allait arriver.

- Sûrement, oui. Quoiqu'il en soit, nous avons un échappatoire. C'est à prendre ou à laisser. 

Ophélie se souvient avoir pris la grosse patte de Thorn dans la sienne. Elle se souvient que Bérenilde se blottissait contre Archibald. Elle se rappelle avoir vu la tante Roseline tenir un objet entre ses pattes. Elle se souvient d'un éclair blanc et aveuglant. 

Puis le trou noir.

A Fanart's Promise - Fanfictions La Passe-miroirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant