I. Je n'ai pas assez vécu

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Je n'ai pas assez vécu.

Cette phrase résonne dans mon âme depuis deux semaines. Je n'ai pas assez vécu et il est trop tard à présent. Je ne rattraperai pas mon enfance. Je pleure les pétales de rose dans les cheveux, que j'imaginais serre-tête enchanté, les robes argentées de mes pensées que je voyais voler au vent, et les papillons qui venaient se réfugier au creux de mes paumes, auxquels je chuchotais mes secrets pour qu'ils les portent loin. Je pleure ces longues journées que je passais au fond du jardin à étudier les fleurs, les embrasser parfois et récolter les larmes de rosées qui se faisaient perles sur mon doigt et qui disparaissait aussi vite que disparaît mon espoir aujourd'hui. Je pleure les soirs au creux du saule, dont les rideaux verts et doux caressaient mes joues pleines de rires alors que je lui murmurais l'incantation des jours heureux, peu soucieuse des cris qui s'échappaient de la maison et qui déchiraient l'équilibre de l'amour.

Je pleure mon enfance disparue trop tôt, filet tiède entre mes mains écartées, trop inconsciente pour fermer mes doigts et rattraper cette eau douce et pure, la laissant tourner au saumâtre liquide du monde adulte.

Demain, j'ai dix-huit ans, aube d'une nouvelle vie, une vie de responsabilités, de consécration, d'abnégation et d'angoisses constantes. Mais je prie pour que restent à jamais mes dix-sept ans, symbole de ma jeunesse encore persistante. Je m'accroche à cet âge, m'arrachant les ongles à essayer de le retenir un peu plus mais lui, emporté par le temps, ne peut rien n'y faire et je m'écorche à persister ainsi, aveugle à l'inutilité de mes efforts.

Enfin, cette bataille se livre dans ma tête, alors que je gis toujours habillée dans mon lit, les membres en étoiles et la tête fixée sur le ciel qui s'étoile, à travers les velux encore couverts de dessins d'enfant. Je suis un condamné attendant sa peine, comptant les heures sur le clocher du village, chaque coup à l'horloge retentissant comme un glas dans mon coeur. Pas de musique, pas de parole, juste la chanson du vent par la fenêtre entrouverte et les froufrous du tissu. Parfois, un bruissement me rappelle la présence de la fouine dans le toit au-dessus de mon crâne. J'en avais peur au début mais m'y suis habituée. Je l'entend gémir quand le froid attaque la naissance du printemps et s'égayer lorsque les vents chauds nous apportent la promesse de jours meilleurs.

Je ne sais à vrai dire pas ce qui me pousse à rester consciente alors que je pourrais si simplement m'oublier dans le royaume des rêves pour ne pas sentir mon coeur s'arracher lorsque viendra l'heure de dire au revoir. Je pourrais dormir pour ne pas vivre, pour ne pas percevoir, pour ne pas souffrir de l'abominable douleur qui m'oppresse.

Je sens mes membres devenir un peu plus lourd chaque seconde qui passe mais mes paupières refusent de se clore. Une partie de moi veut être consciente quand sonneront les coups de minuit, qui concluront ainsi à jamais la beauté de mon enfance. J'ai pensé plusieurs fois à éteindre ma flamme, avant que celle-ci ne soit soufflée, pour que je reste à jamais un souvenir d'enfant dans les coeurs de ceux qui m'entourent. Mourir avant dix-huit ans et demeurer immortellement ange juvénile. Mais je m'en suis trouvée incapable, trop curieuse peut-être de ce que la vie m'apporterait,  ou trop lâche pour couper moi-même le délicat fil de mon existence. Je me suis maudite d'être si égoïste, alors qu'un monde se déchire et que des enfants meurent. Je ne pouvais pas accomplir un tel geste dans ma chambre de souvenirs, au milieu de mes milles peluches, entre les livres de contes et mes manuels de cours. J'ai reposé les lames, abaissé mon arme, replié ma corde et j'ai fermé les yeux, fatiguée et honteuse. Maintenant, j'attends.

Jamais demainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant