Chapitre 2. Journal d'Hildegarde Jensen du 22 avril 2005

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Je n'ai pas pu écrire depuis longtemps.

J'ai l'impression que les Cousines sont tendues en ce moment. Cousine Douce est encore plus irascible que d'ordinaire. Les chiens aboient, aussi excités que leur maître. Nous restons plus de temps dans nos baraquements.

Je ne sais pas ce qui se passe. Je ne sais jamais ce qui se passe.

J'espère que cela va se calmer. Leur angoisse me contamine. Je ne parviens plus à méditer. Une fille qui s'approchait juste de moi, m'a même fait si peur que j'en ai fait tomber la boîte d'œufs que je devais faire en omelette à Petit Frère pour son anniversaire.

Je n'ai plus rien pour son anniversaire, je me demande ce que je vais lui offrir. Il est si pâle en ce moment. Il reste de plus en plus longtemps dans mes bras. Cela ne plait pas aux Cousines qui trouvent que je le gâte trop et je l'empêche d'être un homme.

Je me pose beaucoup de questions. Je ne trouve pas cela logique. Petit Frère est un enfant et on m'a dit d'en prendre soin. Je n'aurais plus le droit ? Il y a une limite à l' « affection » ? Il reste encore deux ans avant qu'il n'emménage dans le quartier des hommes. J'ai donc encore le droit, normalement. Je n'ai plus de pages et j'ai l'impression qu'on m'arrache Petit Frère.

Je l'ai vu naître, j'ai aidé Cousine Grâce à faire accoucher sa mère. Je l'ai tenu dans mes bras et je l'ai vu vraiment pour la première fois. Il avait des tous petits pieds. Une peau rose toute douce et toute fripée. Il serrait ses minuscules poings contre lui.

Je l'ai entouré d'une couverture bleue que j'avais brodée moi-même. Son corps tout menu a disparu dans l'étoffe, seul le bout de son nez dépassait. J'ai ressenti une immense bouffée en moi, d'un sentiment si fort que j'en avais les larmes aux yeux. Je l'ai bercé tout contre moi, jusqu'à ce qu'il s'endorme. Il faisait des petits bulles dans son sommeil. J'aurais pu le regarder des heures.

Sa mère est morte dans la nuit. Elle avait un corps très frêle et elle était déjà faible quand le travail a commencé. J'ai vu dans les yeux de Cousine Grâce qu'elle ne verrait pas l'aube. Nous avons tout fait pour sauver le bébé. Ai-je eu tort de me mêler de la vie et de la mort ? Parfois, c'est ce que je me dis. Peut-être que toutes les épreuves que je subis sont juste là pour me punir.

Qu'est-ce que je peux offrir à Petit frère ?



C'est le troisième aller-retour que fait Cousine Prudence dans le dortoir. Je ne suis pas très inquiète : elle est complètement bigleuse. Je pourrais lui-mettre mon carnet sous le nez, elle ne s'en apercevrait pas. Elle a un don pour repérer les mensonges et les cachotteries, ce qui est étonnant dans la mesure où elle ne sait même pas voir sa propre bêtise. Son intelligence est très bizarrement conçue, je trouve.

A quelques lits du mien, il y a la nouvelle pensionnaire. J'aurais dû en parler plus tôt car elle est incroyable. D'ordinaire, pour des filles aussi vieilles qu'elle, il faut au moins deux mois avant qu'on ne leur enlève la muselière. En quinze jours, ils la lui ont retiré. J'ai rarement vu une fille de l'Extérieur s'habituer aussi vite. Elle comprend les enseignements du Lumineux avec une telle facilité... On dirait qu'elle a passé sa vie à étudier ses écrits. Cousine Prévoyance est en admiration béate devant ce nouveau prodige. Je crois que beaucoup de filles sont jalouses.

Mais moi, je ne le suis pas. Je suis bien plus douée qu'elle dans les cours de soin !

D'accord, je suis jalouse. Elle a presque fini son premier chandail. Quant à mon pull... Et bien on dirait toujours une chaussette, mais plus grosse. L'hiver va venir et je n'aurai toujours pas de quoi me réchauffer. Cela commence à m'inquiéter ça aussi. A partir de novembre, on a le droit à une couverture supplémentaire, mais ce n'est pas suffisant. Parfois, on doit casser l'eau dans les bassines pour se laver le visage, car elle a gelé..

Comment décrire la nouvelle... Ici, on ne s'intéresse pas beaucoup au physique, sauf pour savoir si nos hanches sont assez larges pour porter les enfants. Elle a des cheveux bruns coupés au carré comme une Cousine. Elle est plus petite que moi en âge et elle a des yeux... Bovins. C'est presque effrayant un regard si vide. Elle a perpétuellement l'air d'être en train de méditer.

Il y a un seul détail qui me gêne chez elle. Elle dit avoir dix-sept ans. Dans la douche, en revanche, j'ai pu voir ses genoux. Ils n'étaient pas comme ceux des autres adolescentes. Soit elle est atteinte d'une infection rare, soit elle a menti sur son âge. J'aurais pu aller la dénoncer aux Cousines pour qu'elle fasse son autocritique le vendredi soir. Pour se faire pardonner son mensonge par la communauté.

Je ne sais pas pourquoi je ne l'ai pas fait.

Non.

Je sais pourquoi. Elle a le même regard absent que Petit Frère lorsqu'il revient de chez le Lumineux. Je crois qu'elle lui ressemble un peu. Petit Frère. Qu'est-ce que je peux lui offrir ?

« Phare de l'humanité, parangon de vertu, l'adjectif parfait ne possède pas un sens assez large pour englober votre divinité. Quel lieu sur terre serait assez digne d'être foulé par vos pieds et vu par vos yeux ? Tout dans votre personne est admirable, ô sempiternelle image de la perfection, vous représentez l'espoir de l'humanité, son futur et sa seule chance de salut ! Pourquoi les peintres tentent-ils d'imaginer la perfection quand vous êtes là pour leur servir de modèle ? Qu'est-ce que vous pourriez désirer quand vous représentez à vous seul le bonheur ? »

Je me souviens encore des mots de la nouvelle. Le samedi soir a lieu l'adoration du Lumineux. En tant que nouveau membre, c'était à elle d'écrire l'Enseignement du soir. Je crois que toutes les Cousines en ont eu les larmes aux yeux. Le Lumineux lui a même souri.

Elle a tant de chance... Avec une telle marque d'attention, son âme est sauvée. Je comprends... Jamais personne n'avait écrit un Enseignement aussi juste. Je crois que Cousine Douce lui a demandé de le recopier pour l'afficher afin que nous ayons des exemples de méditation. Je me souviens que tout le monde a applaudi la vérité dans ses paroles lorsqu'elle a prononcé la dernière phrase de l'Enseignement.

« Vous êtes le symbole de la grandeur de l'humanité ».

Incroyable, en quelques jours, la nouvelle a parfaitement réussi à saisir l'essence de la générosité du Lumineux. Je suis impressionnée. Je crois que je vais aller lui demander comment elle fait.

Il me reste encore trois pages. Je vais essayer d'espacer les moments où j'écris.

Demain, je passe la matinée avec Petit frère, je vais essayer de le faire sourire.

Le Foyer [En pause]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant