Le Foyer [En pause]

Chapitre 3. Journal d'Hildegarde Jensen du 26 et 27 avril 2005

L'anniversaire de Petit Frère approche. Je suis tellement heureuse d'avoir trouvé un cadeau !

Enfin, « trouvé ». Ce n'est peut-être pas le meilleur mot. Ariane me l'a donné. Ariane est le nom de la nouvelle pensionnaire qui a écrit le si bel enseignement de vendredi soir.

Il y a un verger qui entoure les maisons où nous vivons. Au mois d'avril, les fleurs des pommiers et des poiriers ont commencé à se faner. Bientôt, les fruits vont commencer à se former. Quand arrivera octobre, avec les autres filles, nous pourrons faire une délicieuse compote de pommes.

Cousine Prévoyance m'a demandé d'aller cueillir des feuilles d'aigremoine dans le petit jardin de simples qui se trouve au cœur du verger. Une des filles a attrapé une angine : cela fait deux jours qu'elle est clouée au lit. Nous avons peur que cela s'éternise et qu'elle contamine les autres.

Ce sont les enfants qui prennent soin de ce petit jardin. Mais à cette heure-ci, les jardiniers sont en pause déjeuner et les enfants ne sont pas encore là. C'est pourquoi je ne m'attendais pas à trouver Ariane. Elle est au pied du mur et elle a une main collée contre l'oreille. Elle parle tout bas... Je n'arrive pas à entendre ce qu'elle dit.

- Qu'est-ce que tu fais là ?

Je lui ai demandé. Elle s'est tournée et j'ai vu un autre visage que celui timide qu'elle arbore d'habitude. Son regard n'était plus bovin du tout.

- Hilda ! Elle s'est exclamé.
Là, j'ai vu qu'elle tenait un téléphone portable dans la main. J'ai été tellement surprise que j'en ai laissé tomber mes feuilles d'aigremoine.

Il faut me comprendre : il n'y a qu'un seul téléphone portable et c'est le Lumineux qui le possède. Je l'ai vu une unique fois quand l'intendant a appelé devant moi pour commander de nouveaux plants de tomates, car la gelée de mars avait tué tous ceux d'avant.

Je ne sais pas si on n'a le droit d'en posséder un. Comment a-t-elle fait pour le garder depuis l'Extérieur ?

- Qui est-ce que tu appelles ? J'ai demandé.

Elle a esquissé un petit sourire désolé, contri. Elle me fait vraiment penser à Petit Frère quand je l'ai trouvé à trois ans, les mains dans la confiture de cerises.

- C'est bientôt l'anniversaire de ton petit frère.

Elle n'a pas répondu à mes questions, mais à dire vrai, je m'en moque un peu. L'anniversaire de Petit Frère est vraiment trop important pour moi.

- Oui, j'ai répondu. Mais je n'ai toujours pas de cadeau.

- Est-ce que tu pourrais ne pas dire aux Cousines que tu m'as vu ? Je peux te donner un cadeau pour ton petit frère en échange.

- Si tu promets de ne plus recommencer, oui, je veux bien, j'ai répondu.

Je ne sais pas ce que ferait les Cousines si elles savaient qu'Ariane avait un portable. Ce n'est vraiment jamais arrivé. Mais je n'ai jamais dénoncé les pensionnaires. L'aveu des fautes doit venir de la personne comme lors d'une autocritique. Sinon, je pense qu'il ne peut pas y avoir un bon repenti.

J'écris ça et je réalise ce que je risque à nouveau si quelqu'un lisait ce carnet.

Je crois que je serai fouettée. Nous ne sommes pas censées réagir comme ça. Nous sommes censées nous dénoncer. Mais je crois que je ne peux pas. Je sais ce que ça fait d'être au jeûne pendant trois jours et de prendre des coups de martinets.

Cette question me tourne dans la tête.

Est-ce que l'amour vient avec de telles pénitences ? Est-ce une bonne preuve d'amour ?

Je sais que c'est ce que répète le Lumineux et les Cousines mais... Quand je vois avec les enfants... Je trouve que ma méthode marche mieux. Qu'est-ce que vaut ma réflexion ? Ce ne sont que des idées de gamine stupide...

Je ne peux pas m'empêcher de suivre ces idées.

Ariane m'a donné un porte-clé en forme d'étoile. Je n'aurais qu'à dire que je l'ai trouvé dans les cagettes qui viennent de l'extérieur. Celles qui apportent les produits qu'on n'arrive pas à fabriquer comme des nouveaux outils.

Ça arrive parfois. Personne ne sera étonné.

Je suis vraiment heureuse ! Petit Frère va sourire.

J'essaye d'espacer les moments où j'écris dans ce carnet, mais aujourd'hui il faut que je parle.

Je n'arrive pas à croire que j'ai été aussi stupide.

Les hommes ont raison. Les femmes manquent clairement d'intelligence. Comment expliquer sinon que je n'ai pas compris tout de suite ?

C'est arrivé ce matin quand on sortait du cours sur les Écrits du Lumineux.

Je n'arrive pas à croire que je me sois autant trompée sur le compte d'Ariane.

Elle venait encore en cours de réciter une splendide explication de texte. On l'avait applaudie et Cousine Aimante lui a donné un bon point. Hier, elle a appelé quelqu'un. Depuis, elle n'a plus du tout son regard bovin et ce matin, on s'est aperçu qu'elle n'avait plus du tout la même attitude.

Elle est la même avec les Cousines mais avec nous...

On était donc venues la voir à la fin du cours avec une autre des pensionnaires que j'aime bien. On lui a demandé si elle pouvait nous donner des conseils pour mieux comprendre les Écrits du Lumineux.

Elle nous a regardés droit dans les yeux. Alors, j'ai vu à quel point elle nous méprisait.

- Vous êtes comme je l'ai toujours pensé. Vous n'avez pas inventé l'eau chaude. Ce n'est pas compliqué : foutez quinze superlatifs par ligne. Attribuez-lui toutes les choses possibles et imaginables et si ce n'est pas vrai, dîtes qu'il a forcément dû inspirer celui qui l'a vraiment créé.

Elle nous a tourné le dos et a froncé le nez de dégoût.

- Vous êtes pathétiques.

Elle ne l'a pas dit. J'aimerais m'en convaincre.

Si je la dénonce, elle me dénoncera aussi pour le porte-clé et ce n'est pas bien de mentir. Or j'ai menti. Je ne veux pas que cela retombe sur Petit Frère. Les Cousines la croient...

Je suis vraiment trop bête.