Sur le bord du fleuve

40 5 0
                                    

Vingts ans s'écoulent, qui dit qu'en vingts ans tout vient à changer? Des personnes n'ayant certainement pas connaissance de la mémoire d'une eau incapable d'oublier.

 Et cette même eau qui en vingts ans n'a cessé de couler, lui rapporta l'objet  qu'il crut passé. Le papier l'atteignis dans un petit bateau poussé par les vagues. Il l'effleura, légèrement humide, et reconnu l'écriture. 

 Et alors qu'il considérait le papier avec une once de méfiance, quelque chose se réanima dans sa mémoire. Des reminiscences jaillirent des profondeurs de son être, tels des débris fragmentés longtemps enfouis dans l'oubli qu'il semblait involontairement avoir éveillé. 

Bientôt, il fut embarqué vers les flots du passé. Voguant vers le fleuve où jadis encore il s'amusait à faire des ricochets. Etant de nature calme et serein, il appréciait la solitude et les rares moments de silence dont il jouissait en dehors de la routine sévère et bien organisée que lui exigeait le caractère ferme et intolérant de son père. Ce-dernier, d'ailleurs, ne se faisait pas prier quand il s'agissait d'infliger à son fils toutes sortes de martyre à la moindre erreur ou maladresse. Si bien que l'enfant, âgé alors que d'une dizaine d'années, fût amené à trouver une cachette que la main malveillante de son père ne puisse atteindre. 

C'est au bord d'un fleuve, sous les feuillages d'un grand orme, que le jeune garçon élu refuge. Croyant, qu'à part la sienne, nulle âme ne rôdait aux alentours. 

C'est lors d'un jour, alors qu'il considérait son reflet dans la surface lisse et limpide de l'eau que quelque chose perturba son image; A l'autre bord du fleuve, pieds nus, le pantalon plié rajusté aux genoux, un garçon, d'à peu près son âge, s'amusait à faire des clapotis. Eliott, peu enchanté à l'idée de partager son lieu secret avec ce nouveau venu, bien que sur l'autre rive, décida d'ignorer sa présence dans l'espoir qu'il s'en aille par son propre gré. Mais hélas, comme lui, le garçon était bien décidé à rester. Et si la situation eut porté au début un soupçon de défiance, elle tourna aussitôt en une simple indifférence. Le calme qui s'installa entre eux était doux et agréable. Et étrangement, au fil du temps, une sorte de complicité se noua entre eux. Qu'ils se retrouvèrent, poussés par une envie soudaine, leurs pas les guidant instinctivement vers cet endroit dont eux seuls connaissaient le secret.

 Bientôt, l'inconnu se mit à lui écrire des poèmes qu'il glissait soigneusement dans un petit navire de saule qu'il fabriquait lui même. Il se souvient encore du tout premier:

 "J'habites en amont du long fleuve; vous habitez en aval. Le même fleuve nous  abreuve sans que je puis vous voir. Triste mal! Pourquoi ne tarit pas ma douleur? Pourquoi le fleuve coule-t-il toujours? Si votre cœur ressemble à mon cœur, ce n'est pas en vain que j'y reviens chaque jour."

 Auquel il avait répondu: 

"Même si le fleuve emportait mes pleurs avec ses eaux nuit et jour, il ne pourrait charier toute ma douleur."

 Ainsi était leur façon de communiquer, et l'histoire d'une amitié qui dura cinq années. Un soir d'automne, alors que le gris d'un ciel triste et sombre s'abattait sur le paysage, et la pluie abreuvait les fleurs qui bordaient le fleuve, Eliott se rendit au point de rendez-vous comme promis. Il attendit longtemps l'arrivée de son ami, mouillé, grelottant sous   le froid. Il n'en obtint au final qu'un misérable papier abîmé par la pluie, dont il ne put lire que ces tristes mots: "Le monde nous sépare". 

Qui aurait cru qu'en retournant à ce lieu, Eliott trouverait la réponse à ce qu'il avait perdu de vu des années de là? 

C'est alors qu'avec empressement qu'il saisi le papier et lu les premiers mots qu'il ne connaissait que trop: 

"Le monde nous sépare (et la suite s'en vient); les doux moments sont rares."

Eliott se mordis la lèvre inférieure. Enfant il lui aurait certainement corrigé; "inexistants". 

"Nous nous sommes quittés en chemin ombragé. Chaque rameau de saule relève une pouce d'émotion douce." 

Il se releva, sans quitter les mots des yeux, traçant un chemin à l'aveuglette. Le chemin auquel il faisait illusion.

"Le fleuve coule à l'est sans trêve, le flot n'emporte que les graines d'amour semées par nos cœur." 

Il continua sa marche, suivant le cours d'eau. Comme s'il espérait rattraper ces graines, si elles n'avaient poussée séparément quelque part au bord du fleuve.

"Par le froid qui s'en vient je me sens désolé d'avoir dû te quitter. Oh! Je voudrais m'en retourner chez toi, mais je suis loin, très loin déjà. Milles pensées de toi ne me consolent pas. Comme je me sens seul et las!"

La distance n'a jamais était un obstacle devant des âmes qui s'aiment; la proximité est un sentiment non une présence. Pourquoi tenter de justifier l'injustifiable? 

"Où ira mon ami? Empotera-t-il au loin un cœur épris? Devant les fleurs l'année prochaine, nous nous rappellerons cette nuit comme ancienne". 

A en compter le nombre d'années cette nuit n'est pas qu'ancienne...C'est à se demander si elle a jamais existé.

"Mon cœur reste toujours attaché à ton cœur je te dois un ruisseau de pleurs."

Si toi tu me dois un ruisseau, je t'en dois une mer.

 "La lune tourne autour de la maison et y jette un coup d'œil sur l'insomnie. Pourquoi  quand on se sépare est-elle toujours ronde? On s'unit dans la joie, on se quitte dans la peine; ainsi elle croît et décroît, voilée ou pleine. La perfection n'est pas de ce monde. Puisse-t-on vivre longtemps et admirer sa beauté, quoique de milles lieues séparés!"

Même à l'autre bout du monde, nous regardons la même lune, pensa-t-il en écrasant les feuilles qui jonchaient le sol.

"On dit que celui qui a appris un jour à nager ne peut mourir noyé, qu'en est-il de celui qui n'a appris comment aimé?"

Il lut alors qu'une ombre se traçait sur le papier. Sa démarche se faisait moins pressée. Il déambulait presque.

"Si on regarde de près, ce ne sont ni les fleurs ni les loriots qui parent le printemps; seulement les pleurs versés goutte à goutte par ceux qui se séparent."

 Il secoua la tête pour chasser les pétales qui s'échouaient des branches sur ses cheveux. 

"Je viens de dire adieu au beau printemps; je vous dis adieu maintenant. Si vous rattrapez au Sud la saison belle, restez avec elle 

                                                                                                                                                                             Alain."


Il redressa lentement la tête, desserrant ce dernier poème. 

Au pieds d'un majestueux arbre d'où tombait une pluie de pétales, une pierre tombale avait été plantée. Sur laquelle était gravée une inscription où on pouvait clairement distinguer les lettres suivantes:

"A, l, a, i, n." 

***

"En dix ans le vivant ne sait rien du mort. Puis je t'oublier bien que nul ne m'apporte la nouvelle de ta tombe solitaire, dont mille lieues m'ont séparé? A qui épancherai-je mon cœur brisé? Même si tu m'avais revu m'aurais tu reconnu, le visage couvert de poussière et les cheveux de givre poudrés? 

    Hier soir j'ai rêvé d'être de retour et de te voir. Nous nous regardions sans rien dire, noyés de pleurs. D'année en année, j'imagine en vain que ton cœur se déchire par la douleur, au clair de lune, sur le tertre planté de pins..." 

Sur le bord du fleuveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant