Chapitre 6. The Void

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L'ampoule de la cuisine clignotait et se balançait au bout de son fil nu, comme une luciole déboussolée. Après une légère accalmie, la pluie avait à nouveau recommencé à battre les carreaux.

Quelque part, Hildegarde n'arrivait pas à croire. A croire que ce dîner s'était vraiment déroulé. A croire que le manoir était réel. A croire que le jeu d'acteur de l'intendante avait été encore plus convainquant qu'à l'ordinaire. A croire... Croire et espérer ? Non, seulement croire. L'espoir est un vieux papyrus antique derrière une vitre. Il s'effriterait entre ses doigts quand elle essaierait de le toucher.

S'ancrer dans le présent.

Le frottis de l'éponge sur la porcelaine des assiettes. Le cliquetis de l'argenterie quand elle les posait sur le torchon, bien à plat sur couvercle de la gazinière. Et le grésillement de la mouche qui s'écrasait contre la vitre, excitée par l'orage qui grondait.

Durant ce dîner, Hildegarde avait eu l'impression de percer à jour un peu de leur intimité, d'avoir entraperçu des bribes de secrets, comme un fragment d'image volé quand on jette un coup d'œil dans l'entrebâillement d'une porte. Plus que tout, elle se sentait étrangère ici, un fugace sentiment viscéral, un truc qu'elle sentait jusque dans ses os.

Un truc.

C'était ainsi que Petit Frère parlait de leurs secrets : le petit pot d'abricots confis qu'elle lui avait donné quand Cousine Sage avait le dos tourné, la tombe de l'oisillon tombé au pied du saule qu'ils avaient creusé ensemble... Elle se figea. Elle était entrée sur un terrain interdit. C'était la première vraie passerelle qu'elle jetait entre le présent et les moments passés. Elle la détruisit presque aussitôt et se raccrocha à l'émail blanc de l'évier, au bord de la nausée.

Elle allait vomir.

Le liquide grumeleux se répandit sur les assiettes propres. Le corps penché, les doigts blancs cramponnés au rebord, elle était encore perdue entre deux époques et quand elle revint dans la cuisine, elle n'était plus que lassitude.

Tu vas devoir refaire la vaisselle.

Hildegarde rit, sans joie, et se remit au travail.



Les piliers sculptés de la tête de lit lui meurtrissaient les reins et le dos. La position était volontairement inconfortable pour l'empêcher de dormir. Elle ne voulait plus être surprise par cette créature aux mains glacées. La commode était en place comme elle l'avait prévu le matin même. On n'entrerait pas dans cette chambre : elle voulait se persuader. Qu'est-ce qui était le pire : ne pas savoir ou voir cette créature entrer dans sa chambre ? Parfaitement éveillée, elle verra la silhouette noire, comme une ombre chinoise, découpé sur les meubles, se glisser vers elle et...

Les pires suppositions s'enchaînaient dans sa tête. Cependant, même cette angoisse, cette frayeur qui la suivait depuis que l'intendante lui avait annoncé qu'il n'y avait personne dans la chambre à côté, ne suffit pas à tenir son corps alerte.

Cela faisait trop longtemps qu'elle ne dormait plus, que des cauchemars gardaient ses yeux ouverts et sa respiration haletante. C'était la première fois qu'elle avait le droit à un lit aussi confortable, qui ne serait pas le matelas d'un lit de camps ou juste une couverture sur le sol. La conclusion de sa veille était inévitable. Elle voulait croire, encore une fois, qu'elle pouvait rester éveillée.

Le sommeil n'était pas un opium qui lui permettrait à son corps de se détendre un peu, il était pire. Il lui faudrait des somnifères. Avec la créature de ce matin ?

Ce fut le dernier regain d'adrénaline avant la fin de la longue nuit. Ses paupières étaient trop lourdes, toute sa mâchoire s'engourdissait et elle n'avait plus la force de faire un geste simple. Elle glissait dans le sommeil. Elle glissait. Glissait...

Le Foyer [En pause]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant