Chapitre 33 : Mise à mort

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L'expression d'Aymeric se fit plus dure et il contracta les mâchoires. Zacharie s'en voulu un peu d'avoir terni sa vision de la vie dans cette contrée aride mais il préférait le prévenir maintenant plutôt qu'il découvre ce pan de la réalité durant le repas du soir.
Le jeune homme à la peau sombre ne doutait pas que les pillards seraient exécutés en public. Et ça ne dérangerait personne. Les Aterniens continueraient de manger comme si de rien n'était car tout ceci était un rituel ordinaire, courant. Zacharie en avait vu beaucoup chez les Hérances. Des prisonniers abattus d'un coup de lance plongée dans le cœur face à un public silencieux et satisfait qui se sustentait tandis que le sable se rougissait de sang.
La première fois qu'il avait vu une exécution publique, il n'avait pas plus de deux ans. Mais celle qui l'avait marqué remontait à ses cinq ans. Un pillard avait imploré la pitié des Hérances, pleurant et hurlant pour qu'on le libère. Il ressemblait à une bête qui voyait arriver vers elle le couteau qui allait la saigner. Zacharie le revoyait encore rouler des yeux fous et pousser des cris perçants tandis qu'un guerrier de son clan s'approchait avec son épée.
Il était mort en plongeant ses yeux pleins de larmes et d'effroi dans ceux de Zacharie et quelque chose s'était cassé dans le cœur du petit garçon. Il avait compris que ces personnes qu'il regardait mourir d'un œil indifférent étaient des êtres sensibles, des Hommes qui avaient fait de mauvais choix et commis des actes révoltants mais des Hommes tout de même. Ils voulaient vivre et ce n'était pas une question de mérite.
A partir de ce jour-là, il n'avait plus vu ces meurtres de la même manière. Ce qui lui importait peu auparavant le dégoûtait maintenant.
Il prit une profonde inspiration et prépara son cœur à endurer ce qu'on imposerait à sa vue le soir-même. Gébald sentit qu'il était perturbé et pencha la tête vers lui.
- Quelque chose ne va pas.
- N'y fait pas attention.
Il s'éloigna un peu du campement, laissant derrière lui les cultures fertiles pour plonger ses pieds bottés dans le sable mou du désert. Là le soleil brûlait la peau et l'air était suffoquant mais le malaise du jeune homme se dissipa. Vivre parmi les Hommes lui paraissait plus éprouvant que le climat désertique.
Gébald ne l'abandonna pas et se plaça à côté de lui sans un mot, déployant son aile valide pour lui faire de l'ombre. Ils demeurèrent face à l'immensité sablonneuse jusqu'à ce qu'Aymeric se joigne à eux.
- J'espère que Lysange et Ourania vont bien, dit-il.
- Ourania est rapide. Elle a certainement réussi à prendre assez de hauteur pour éviter la tempête, le rassura Gébald. Elles doivent voler pour nous repérer et je suis prêt à parier ma patte droite qu'elles nous rejoindront avec la nuit.
Il avait raison.Alors que le soir s'était établi sur le campement, elles jaillirent d'entre les tentes comme deux apparitions fantomatiques. Les Aterniens sursautèrent et les conversations se transformèrent en chuchotements. Ils pointèrent les jeunes femmes du doigt, fascinés par la couleur de leur cheveux. Aymeric se précipita vers sa compagne pour l'étreindre et Zacharie ne cacha pas sa joie en les voyant ensemble.
Aymeric n'allait jamais sans Lysange et ce depuis l'arrivée de la jeune femme au château des gardes, durant leur enfance. Elle et Aymeric étaient devenus inséparables, d'abord amis puis amants. Cette flamme qui brillait dans leurs yeux quand ils étaient face à face ne s'était jamais éteinte et Zacharie trouvait cela profondément beau. Il n'était pas un expert dans le domaine sentimental mais il pressentait que leur amour ne s'essoufflerait pas de sitôt. Ils avaient trop besoin l'un de l'autre pour vivre.
Il se surprit à voir un visage se dessiner dans son esprit, celui d'une personne qu'il connaissait depuis peu et qui prenait de plus en plus de place dans son cœur. Il laissa son image flotter un instant à la lisière de ses pensées avant de l'enfouir profondément en lui. Ce n'était pas une bonne idée pour lui de s'attacher. Il finissait immanquablement par en souffrir ou faire souffrir l'autre.
- Comment est-ce que vous avez échappé à la tempête ? demanda Aymeric à sa compagne.
- En la survolant, tout simplement. J'ai eu une belle frayeur quand Ourania a accéléré vers le ciel ! Ensuite nous avons plané à une bonne hauteur en cherchant où vous pourriez être. Nous avons localisé ce campement en milieu d'après-midi : Ourania a vu Gébald non loin des tentes. Nous nous sommes posées pour qu'elle reprenne son apparence humaine puis nous avons attendu la nuit pour vous retrouver. Et toi, comment est-ce que tu es arrivé ici ?
- Hydronoé s'est dirigé vers le premier point d'eau venu une fois la tempête passée. J'ai cru qu'il allait mourir de chaud. A l'heure qu'il est je pense qu'il est encore en plein barbotage dans les eaux de l'oasis. Je suis content de te retrouver.
- Moi aussi, chuchota Lysange.
Ils s'embrassèrent et Zacharie se détourna pour leur laisser un peu d'intimité, tout comme Gébald et Ourania. Leur meneur les conduisit jusqu'à la doyenne, qui supervisait la préparation du dîner. Le jeune homme à la peau sombre remarqua que les prisonniers étaient déjà là, agenouillés sur le sol. Pas un d'entre eux ne parlait.
Zacharie se força à ne pas détourner le regard. C'était une réalité cruelle qu'il ne devait pas fuir. Plutôt la prendre en pleine face que d'enterrer la tête dans le sable. Un des pillards leva la tête en percevant qu'on l'observait. Zacharie et lui s'examinèrent. Le jeune homme articula silencieusement : «je suis désolé». Le condamné à mort haussa les épaules et laissa de nouveau ses yeux déjà vides de volonté se perdre dans le lointain.
Ils s'installèrent en tailleur sur des tapis pour manger, en conservant leur uniforme cette fois. Ils mangèrent cependant en compagnie de la doyenne, ce qui était un privilège. Privilège dont Zacharie se serait bien passé car ils étaient placés devant les prisonniers, à moins de deux mètres. Les autres chevaliers dragons ne les quittaient pas des yeux et ne touchaient pas le contenu de leur assiette, pourtant appétissant.
Les Aterniens ne s'en privaient pas, habitués à cette tradition depuis le berceau. Quand cinq patrouilleurs, dont Djahir, arrivèrent avec les lances au poing, un silence respectueux s'abattit sur l'assemblée. Ils se placèrent derrière les prisonniers dont certains pleuraient et tremblaient. Si ses amis fermèrent les yeux pour se soustraire à l'exécution, Zacharie regarda du début à la fin.
Les lances s'élevèrent dans la nuit noire et la pointe effilée fendit l'air puis les vêtements, la chair et les organes. Un des pillards eut une quinte de toux et projeta du sang. Une goutte s'écrasa sur le sable juste devant Zacharie. Le jeune homme ne se détacha pas de la scène macabre car il contemplait avec dégoût ce que les Hommes savaient faire de pire : détruire.
Les exécuteurs traînèrent les corps des pillards loin du cercle formé par le clan qui poussait des cris de joie en hommage à cette éradication. Des hommes qui étaient à genoux quelques secondes plus tôt, il ne restait rien sinon des traînées de sang que le sable avide aspirait déjà.
Ce soir-là,Zacharie ne mangea pas. Son appétit s'était envolé en même temps que la vie de ces malheureux et dans son ventre brûlait une colère sombre qu'il s'efforçait de calmer.
Au moment de se coucher, il ne parvint pas à trouver le sommeil. Il garda les yeux ouverts dans le noir sans bouger pendant des heures. Demain ils partiraient pour un lieu bien plus barbare que celui-ci et il n'était pas prêt. Il ne l'avait jamais été.
Quand il avait atterri au château des gardes et entamé son entraînement, il pensait qu'il ne remettrait jamais un pied dans le désert. Quel naïveté d'enfant ! Aujourd'hui il était au beau milieu de celui-ci et regagnait même la terre qui l'avait vu naître. Sauf qu'il n'était plus un petit garçon chétif et apeuré qu'on pouvait brutalisé sans conséquences.
Désormais il savait se défendre et, par dessus-tout, ses amis le soutenaient. Il s'endormit avec cette pensée en tête qui apaisa son cœur. La nervosité desserra son étreinte et il sombra dans un sommeil léger.
Il se réveilla aux premiers rayons du soleil et ne tarda pas pour s'habiller. En sortant, il constata que les Aterniens préparaient déjà la caravane en partance pour le sud et alla les aider. Il chargea lesc aisses sur les chariots tirés par des chameaux et on le remercia avec quelques fruits qu'il mangea à l'ombre d'un palmier. Gébald le rejoignit en baillant, encore à moitié endormi.
- J'ai passé une nuit horrible, dit son jumeau en étirant précautionneusement ses ailes. Figure-toi que je commençais à m'endormir quand quelqu'un m'a touché !
- Quelqu'un t'a touché ? Pour quoi faire ? s'inquiéta Zacharie.
- Qu'est-ce que j'en sais ? Quelqu'un a posé sa main sur moi avant de s'en aller en courant ! Et ce n'était pas le seul ! J'ai été tripoté au moins trente fois cette nuit ! A chaque fois ce n'était qu'un contact rapide mais, bon sang, comment dormir avec ça ? Les Aterniens font froids dans le dos !
- Je crois surtout qu'ils espéraient une bénédiction en te touchant.
- J'étais censé les bénir ? s'étonna son frère.
Zacharie rit intérieurement tout en secouant la tête :
- Non mais ils pensaient peut-être qu'en ayant un contact avec toi, ils s'attireraient les bonnes grâces des dieux. Tu comprends ?
- Plus ou moins. Certaines mœurs humaines m'échappent.
Des Aterniens passèrent devant eux et s'inclinèrent autant que leur souplesse leur permettait face au dragon de terre. Il leur rendit la pareille en cachant bien son agacement, que Zacharie sentait poindre. Sauf que Gébald était trop gentil pour éclater en public et se contenait jusqu'à ce qu'il puisse souffler loin d'ici.
Zacharie profita du fait que leurs compagnons dormaient encore pour vérifier l'état de la plaie de son jumeau. Comme prévu, l'os n'était déjà plus visible et la chair cicatrisait. Il la nettoya cependant une nouvelle fois avant de la badigeonner de crème apaisante et de l'enrouler dans des bandages propres.
- Quand est-ce que nous nous mettons en route ? demanda plaintivement son frère.
- Depuis que nous sommes ici tu ne cesses de geindre, se moqua Zacharie.
- J'en ai bien conscience mais je n'aime pas me faire idolâtrer. Je n'aime pas attirer l'attention de cette manière. C'est un peu trop pour moi.
- Ne t'en fais pas. Dans quelques heures, nous serons loin d'ici.
Et plus proche des Hérances. Par réflexe, il porta les doigts au poignard caché dans sa manche droite. Il le caressa doucement. Tout irait pour le mieux. Il n'était pas seul. Il cacha sa nervosité à Gébald. Son jumeau veillait sur lui constamment, même quand il était lui-même en danger ou apeuré. Pour une fois il se montrerait fort. Aymeric, Hydronoé, Lysange et Ourania arrivèrent quand il songea à aller les réveiller.
- Prêts à reprendre la route vers notre destination finale ? demanda Aymeric avec entrain.
Ils répondirent tous affirmativement et Zacharie essaya de faire preuve d'autant d'enthousiasme que les autres. Ils montèrent tous à l'arrière du chariot le moins plein, excepté lui qui grimpa sur le dos de Gébald. Les Aterniens écarquillèrent les yeux en découvrant à quel point il se permettait d'être proche du dragon mais ils ne pipèrent mot.
La doyenne arriva avant le départ et bénit le groupe à travers un petit discours que Zacharie n'écouta pas et d'une prière à Bouklipon ainsi qu'à Agradios. Après cela, le convoi s'ébranla et s'éloigna lentement du campement sous les saluts des Aterniens. Gébald fermait la caravane et Zacharie se retourna toutes les minutes jusqu'à ce que le campement ait disparu derrière eux.
- Pourquoi tu t'agites comme ça ? l'interrogea son jumeau.
- Je vérifiais la distance parcourue, déclara le jeune homme.
- Mais nous venons de partir !
Zacharie ne répondit rien. Son frère avait raison. Il se força à demeurer patient. Le voyage durerait quatre jours s'ils avançaient à cette allure. Durant leur périple, qui aurait pu faire mourir Hydronoé de chaud si Ourania n'avait pas discrètement fait naître une brise fraîche autour de la caravane dont les Aterniens s'étonnèrent, Zacharie offrit son aide à qui la voulait.
Pour monter le camp, faire le feu, vérifier les marchandises, distribuer les rations d'eau ou même nourrir les chameaux. Il se rendait utile partout où les mains manquaient. Ce n'était pas uniquement par altruisme mais aussi pour occuper son esprit et lui éviter de songer à leur destination.
Pendant ce temps l'aile de Gébald guérissait bien. La chair à vif était devenue une belle croûte épaisse quine tarderait pas à s'en aller pour laisser place à des écailles.
Ils ne croisèrent pas âme qui vive en dehors des serpents et des scorpions. Zacharie vit aussi un lézard un matin en se levant pour raviver le feu. La nuit du deuxième jour de trajet vers la partie la plus chaude du contient, ils arrivèrent en vue du campement des Hérances. Le chef qui ouvrait la caravane arrêta le convoi et ordonna qu'on monte le camp.
- Pourquoi n'allons nous pas saluer les Hérances ? s'interrogea Aymeric en sautant du chariot. Ils sont à moins d'une heure de nous !
- Trop s'approcher d'eux la nuit est dangereux, lui expliqua un Aternien. Ils risquent de nous prendre pour des Welkandos et de nous attaquer. Nous ne voulons pas jouer avec le feu. Mieux vaut attendre le jour : ils seront moins à cran.
Aymeric ne discuta pas cette explication. Zacharie se laissa glisser du dos de Gébald et observa les tâches de lumière qui brillaient au loin. Il s'agissait des torches que son clan allumait chaque nuit tout autour du campement pour éloigner les démons du désert et permettre aux gardes patrouillant de nuit d'y voir clair en cas d'attaque.
Pour une fois, Zacharie n'arriva pas à proposer son aide et alla plutôt s'asseoir à l'écart, le dos tourné à son ancien foyer. Il se prépara à affronter le pire et, une fois certain de ne pas craquer, il retourna avec le restant du groupe qui dînait autour du feu en se racontant des histoires. A la fin du repas, Gébald s'éloigna de leur camp de fortune et un Aternien osa demander :
- Où allez-vous seigneur dragon ?
Ce dernier répondit d'un ton théâtrale qui manqua de faire éclater de rire les chevaliers dragons :
- Je m'en retourne dans le désert. J'ai mené ma mission à bien, il est temps que je me retire.
- Sans vos amis et l'humain que vous affectionnez ?
- Je retrouverais mes amis bien assez tôt. Quant à Zacharie, il s'apprêtait à me suivre.
Le jeune homme à la peau sombre entra dans le jeu de son jumeau et se leva en s'étirant.
- Exactement, dit-il. J'allais justement le rejoindre pour m'en aller en sa compagnie. J'ai été très heureux de vous connaître.
Il emboîta le pas à Gébald et disparurent derrière une dune. Le dragon de terre contenait mal son hilarité et sa queue battit l'air avec amusement.
- Je rêvais de faire ça depuis des jours ! s'exclama t-il une fois hors de vue.
- Rassure-moi, tu en as parlé à Aymeric avant de t'éclipser comme ça ?
- Absolument pas ! se réjouit son frère.
- Gébald !
- Sinon ça aurait été moins drôle Zach ! Allez viens : allons dégoter une dune assez haute et loin de ce camp pour que je puisse enfin reprendre forme humaine.
- Tu as prévu des vêtements ? l'interrogea Zacharie.
- Dans la sacoche sous ma selle.
Ils s'éloignèrent derrière un monticule assez grand pour camoufler Gébald aux regards indiscrets et le dragon de terre retrouva son apparence humaine en moins de temps qu'il ne faut pour le dire.
- Tu n'as jamais été aussi rapide, lui fit remarquer Zacharie.
- C'est parce que je n'en pouvais plus d'être regardé comme un dieu vivant. C'est oppressant !
Zacharie comprenait tout à fait. Il sortit du bois sec de son sac et en fit un feu au milieu du sable. Il s'enroula dans une couverture chaude aux côtés de Gébald. Son jumeau bailla de fatigue. Contrairement à Ourania et Hydronoé dans le chariot, il avait marché toute la journée. Il s'endormit rapidement, ce qui n'était pas le cas de Zacharie.
Le jeune homme passa une bonne partie de la nuit à observer les étoiles qui tapissaient le ciel noir d'encre. Il se perdit dans leur contemplation et se remémora d'anciens contes qu'Izîl lui racontait sur les astres quand il était enfant. C'est en les répétant dans son esprit qu'il arriva à s'apaiser et rejoignit Gébald dans le monde des rêves.

Chevalier dragon, Tome 2 : Aux confins du mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant