Aziz laisse tomber le projet théâtre ! Évidemment c'est sur moi que ça retombe... Convoquée dans le bureau de Grégoire, le directeur de l'association, pour m'entendre refiler le bébé de sa voix mielleuse. Merci du cadeau.
«Un intermittent du spectacle viendra t'aider» qu'il me lance pour clore le débat. L'intermittent comme sésame pour acceptation sans condition ni discussion. Ben voyons. A peine six semaines à l'association et déjà les complications débarquent.
Sept mois pour faire écrire une pièce de théâtre à des pré-ados récalcitrants, la monter, confectionner les costumes et être fin prêts à la jouer devant public début juin lors de la manifestation inter-associations. A croire que Grégoire me confond avec Wonder-woman.
Autre souci : juin est également pour moi le mois des épreuves du Bac : petites anicroches qui viendront sans aucun doute perturber le joli programme de ce cher Grégoire. A moins que d'ici là il ne sorte de son filet la potion m'offrant le don d'ubiquité...
Je ressors du bureau l'estomac à l'envers. Il a bien vu à ma tête comment je prenais la nouvelle. Du coup son sourire de faux cul me reste en travers de la gorge. Je reste plantée dans le couloir le nez contre la porte fermée. Comment m'en sortir sans atteindre le degré 1000 du ridicule ? Mon expérience d'animatrice frise le 0 pointé. Il le sait bien quand même. Six semaines d'expérience c'est tout de même un peu maigre pour un tel projet.
Je suis bénévole au Soleil Bleu depuis début septembre. C'est une petite association située au cœur du quartier Nord – celui où on ne se rend plus seul passé 20 heures – dans une des barres d'immeubles qui le couvrent tout entier. Peu d'arbres, pas de maisons, beaucoup de tags et la bibliothèque circulaire aux grandes baies vitrées comme un poumon au milieu de cette grisaille inquiétante.
Grégoire était à la recherche de lycéens pour aider les enfants à faire leurs devoirs et monter quelques projets avec les animateurs. J'ai repéré l'annonce au lycée et envoyé ma candidature en prenant soin de glisser une photo où je paraissais plus âgée.
Je n'avais jamais mis les pieds dans ce quartier ni fait de bénévolat. Grégoire a hésité devant mon air réservé. Pour le coup, j'étais plutôt desservie par mon allure de fille sage et polie. Même si je boue à l'intérieur la plupart du temps, j'ai appris à ne rien laisser transparaître de mes émotions. Trop dangereux. Trop destructeur.
Et puis, j'ai bien retenu la leçon inculquée dès l'enfance. Garder la face même si celle-ci se réduit à une grimace immonde et que l'intérieur se désagrège. Sauver les apparences... Jusqu'à ce qu'il n'y est plus rien à sauver.
Mais là évidemment face à mon être effacé et propret, Grégoire a été pris comme d'un doute. Naturellement il se demandait comment ce petit être insignifiant planté devant lui pourrait faire face au mordant des jeunes du quartier. Il a fallu le convaincre. Je me suis épatée pour une fois et il m'a laissé ma chance.
Bizarrement aider au Soleil Bleu est devenu vital pour moi dès ce moment-là. Je pressentais, faut croire, que ces moments seraient ma bulle d'oxygène, qu'ils donneraient enfin un sens à ma vie.
J'avais besoin de vivre de nouvelles expériences et sortir du capharnaüm mental dans lequel je croupissais depuis plusieurs mois. Prouver, me prouver, que je ne suis pas si nulle, que je peux être utile à quelque chose ou mieux à quelqu'un.
Je viens deux heures deux soirs par semaine à l'association. Il y a quatre animateurs au Soleil Bleu : Leila, Vincent, Aziz, et Sophie. Je m'occupe des écoliers avec Leila. Aziz et Vincent des adolescents, Sophie des mamans. Grégoire m'a « recrutée »pour venir les soirs où Leila est occupée à la webradio du quartier.
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Bleu comme le soleil
Teen FictionMarie, lycéenne en classe de terminale, mène de front deux deuils d'amour. Pour y parvenir, elle change de ville, de lycée, de parent et devient bénévole dans l'association de quartier Le Soleil Bleu. Les chemins de traverse qu'elle empruntera parfo...