Printemps

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"Un, deux, trois, petit oiseau

Vole, vole toujours plus haut

Un deux, trois, petit oiseau

Reviens moi s'il le faut"


Le printemps était enfin là, apportant avec lui une certaine dose d'espoir. Peut-être était-elle due aux délicats bourgeons qui apparaissaient un peu partout, ou à la chaleur qui s'emparait de la ville. Quoi qu'il en soit, aujourd'hui serait une bonne journée, quoi qu'en décidaient les astres. Du moins c'est ce qu'une jeune fille semblait s'être mis en tête, enveloppée dans son long manteau noir,  une pochette remplie de croquis sous le bras. Enfin, après un assez court trajet, elle finit par prendre place sur un banc face à la rivière avant de se mettre à dessiner. Une arabesque par-ci, une autre par là. Et sous son coup de crayon minutieux prenait vie une colombe, qui semblait avoir élu domicile sur la branche d'un saule pleureur. Alors que les traits devenaient plus épais, plus rageurs, un détail vint souiller le dessin. Une éclaboussure d'émotion qui n'avait pu être retenue. D'un geste lent de personne habituée, l'artiste remit une mèche de cheveux derrière son oreille avant de continuer son dessin, sans se préoccuper des larmes qui continuaient de le souiller, comme si, si elle n'y prêtait pas attention, elles arrêteraient de couler. 

Au bout d'un certain temps, elle fut prise d'un léger frisson, et son souhait s'exauça : les petites gouttes d'eau salée stoppèrent leur croisière sur  les ruisseaux salés qui constellaient ses joues, et un sourire vint se dessiner sur ses lèvres. Son dessin était achevé, et avec lui, elle avait fini par faire le deuil de ses peines. Elle se prit alors à contempler son oeuvre, cette créature si pure et si innocente, messager de la paix. Et plus elle la fixait, plus son sourire grandissait. Puis elle déposa soigneusement la petite créature à côté d'elle et se saisit des autres croquis de la pochette. Ils représentaient tous des créatures ailées inachevées, réelles comme irréelles. Elle passa délicatement son doigt sur le papier, ses yeux pétillant un peu plus dès qu'elle le faisait escalader chaque renflement créé par une larme séchée. Ils n'étaient pas finis, aucun d'eux, parce qu'elle n'avait pas su s'arrêter de pleurer avant qu'il ne reste plus d'espace libre sur la feuille pour qu'elle puisse contenir ses larmes. Et ainsi défilaient les papillons, les licornes, les mésanges, les rouge-gorge, les aigles et même les fées, de plus en plus fignolés au fur et à mesure des pages. Lorsqu'elle eut fini tout ce processus, son sourire était si large qu'il éclairait tout son visage, comme si le soleil lui-même avait décidé de la bénir.

Oui. C'était une bonne journée.

Enfin, elle prit la colombe dans ses bras, se leva, épousseta délicatement son manteau et entreprit de remplir la pochette de tous les autres dessins. Dessus, elle écrivit, de son écriture délicate, un prénom : Georges, sous lequel elle ajouta : ou la preuve que le printemps revient toujours après l'hiver, avant de partir sans se retourner, laissant le précieux dossier derrière elle. Elle longea quelques temps le cours d'eau, avant d'arriver sur un pont majestueux. Pile au milieu, elle ferma douloureusement les yeux, comme assaillie de souvenirs trop durs à porter. Les quelques lève-tôt qui passaient par là la contemplaient des yeux compatissants de personnes habituées au spectacle, des yeux de ceux qui savent, des yeux qui préféreraient ignorer. Pourtant, ce matin là, un détail changeait : elle n'avait plus sa pochette sous le bras. Ce fut un petit garçon sur le chemin de l'école qui le remarqua le premier, et il tira la manche de sa mère avec une force silencieuse, avant de lui chuchoter sa découverte. Cette dernière ouvrit des yeux éberlués et fit quelques signes aux gens qui passaient par là. Oh oui, ce premier jour de printemps était différent de tous les autres matins. Une page se tournait.

Enfin, comme poussée par la volonté silencieuse de tous ces gens, la jeune fille ouvrit les yeux et replaça sa mèche derrière son oreille, avant de prendre appui sur la margelle du pont pour plier son dessin avec application, transformant peu à peu l'oiseau de carbone en oiseau de papier. Puis elle l'embrassa délicatement avant de le laisser se faire emporter par le vent. Ce jour là, ce jour plein d'espoir, vit naître la dernière larme de Lucy à Georges. Sauf que ce n'était plus une larme de tristesse, mais bel et bien une larme d'adieux. Après avoir contemplé sa colombe tournoyer dans les airs quelques instants, elle se détourna et descendit du pont, un sourire rassuré sur les lèvres. Un grand-père lui chuchota quelque chose, auquel elle répondit avec assurance :

-Mon petit oiseau s'est envolé. Mais je suis sûre qu'il reviendra. Un jour, il me reviendra.


"Un, deux, trois, petit oiseau

Vole, vole toujours plus haut

Un, deux, trois, petit oiseau,

Reviens moi s'il le faut"

Quatre SaisonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant