Chapitre 33.1, L'union des rois

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SIBILLE


Maistal appliqua un rouge carmin sur les lèvres de la Reine, achevant ainsi son maquillage. Jamais Sibille n'avait été si belle. Pourtant, le chagrin hurlait en elle. Broyait son cœur. Elle se regarda dans le miroir, l'œil nostalgique des temps où Alessandre et elle vivaient un amour secret et passionné. Ces mêmes temps où le bonheur régnait en sa vie. Si elle ne détenait ni trône ni couronne à ce moment, elle le regrettait. Jamais rien n'avait paru si bon entre ses lèvres que l'amour du griffon – pas même les mets dont elle pouvait se gaver ou le vin dans lequel elle pouvait se noyer. Elle ne mangeait que peu, à vrai dire. Tout avait goût de cendres contre sa langue.
Ces mêmes cendres sur lesquelles elle régnait, seule, poussant son époux à la fuir, à la voir comme un monstre. Ses doigts se crispèrent contre son genou à cette pensée et Maistal lui lança un regard interrogateur à travers le miroir.

Dans cette même glace, Sibille put apercevoir ses dames d'atour, l'œil jaloux. Leur compagnie lui semblait fade. Maistal était vieille, un peu aigre, mais elle se fichait bien de sa qualité d'Élue, de sa qualité de Reine. La camériste en chef voyait une femme qu'elle devait servir, qui avait tué sa maîtresse, et qui souhaitait se détacher du destin qu'on avait tracé pour elle. Sibille préférait cette image – elle préférait être cette meurtrière en quête de rédemption que cette fille élue dont on attendait des sacrifices par milliers sur une montagne de sang.

— Laissez-nous seules, ordonna-t-elle à ses dames d'atour.

Celles-ci, déjà prêtes pour la cérémonie, se consultèrent du regard avant de sortir de la pièce. Lorsqu'elles furent dans la cour, Sibille entendit leurs piaillements – elles manifestaient certainement leur mécontentement, après tout, leur maîtresse les abandonnait au profit d'une inconnue alors même qu'elles s'étaient toujours occupées d'elle.

— Ne les écoutez pas, ce ne sont que de sales pies.

Surprise, la jeune Reine leva les yeux vers la camériste. De ses doigts experts, celle-ci rehaussait sa coiffure pour dégager un peu ses épaules. Depuis qu'elle l'avait prise sous son aile, Maistal avait cessé de trembler, comme ayant laissé de côté sa vigilance pour se contenter de servir sans un mot. De tous les chiens que Sibille avait pu voir, Maistal était le mieux dressé.

— Pourquoi me sers-tu alors que j'ai tué Nova ? demanda-t-elle.
— Pourquoi êtes-vous triste alors que vous allez épouser l'homme que vous aimez ?

La Carmine baissa soudain les yeux, ceux-ci s'emplissant de peine. La question avait rallumé en elle une étincelle qu'elle tentait d'étouffer depuis des jours.

— Alessandre me prend pour un monstre, murmura-t-elle.

Maistal ne répondit pas, concentrée sur les boucles qu'elle égalisait avec précision. Après de longues secondes d'attente, Sibille soupira. Si la compagnie de la vieille camériste lui était devenue plus agréable que celle de ses fidèles, cela ne semblait pas réciproque – après tout, celle qu'elle appelait Majesté avait tué ses maîtres et mis le palais à feu et à sang en la gloire d'une déesse bannie. Soudain, la voix de Maistal s'éleva.

— Pensez-vous être un monstre ?
— Ce que je pense ne...
— Ce que vous pensez de vous-même compte bien plus que ce que les autres pensent, la coupa la camériste. Nous avons tous des choses à nous reprocher, des choses plus ou moins graves.

Sibille resta muette, quelques secondes durant. Elle avait commis bien des péchés, au nom du chaos, au nom de la destruction – au nom d'un règne illégitime. Ses lèvres se pincèrent. Le trône lui semblait inconfortable, la royauté ne lui seyait pas – pas sans Alessandre.

— Qu'as-tu à vous reprocher, toi ? demanda-t-elle dans un souffle.

Les gestes de Maistal s'arrêtèrent soudainement et Sibille croisa son regard de cendres. Elle y lisait une féroce détermination, une rigueur qu'elle n'avait jamais vue qu'en les soldats trop bien rangés des Carmines.

— Je ne me le reproche pas, vous le ferez à ma place – j'ai permis à la Reine Karona de s'échapper.

Sibille sentit son cœur se serrer dans sa poitrine et elle déglutit douloureusement. Elle avait l'étrange sensation d'avoir été trahie, pourtant, ses lèvres s'ourlèrent dans un sourire amer. Elle se moquait d'elle-même, croisant son propre regard dans le miroir. Quelle idiote.

— Je comprends.

Maistal parut surprise, ses sourcils s'arquant soudainement. Sibille reprit alors, doucement, sur un ton de confidence.

— Je comprends que tu l'aies fait. Tu as servi ta Reine.
— Vous êtes ma Reine, désormais.

Celle-ci eut un rictus amer, replongeant dans son reflet, observant la magnifique et monstrueuse femme qu'elle était – débordante de peurs et de regrets. Les mains de Maistal pressèrent alors ses épaules et la camériste se pencha sur la jeune Reine.

— Vous vous mariez aujourd'hui. Vous devez leur montrer à tous combien vous êtes forte.

Surprise par les mots de Maistal, bien trop doux pour une femme à qui elle avait tout pris, Sibille la regarda avec espoir. Existait-il encore, sur cette terre, des personnes au cœur pur et juste ? Elle se prit à y croire et, laissant couler un sourire plus sincère sur ses lèvres, hocha la tête tandis que la camériste ceignait celle-ci de sa couronne.

* * *

Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant