Béatrice

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Elle avait rangé ses affaires, trié ses souvenirs. Elle avait fait une liste de ses codes personnels et mis en évidence les documents importants qui pourraient être utiles à Malik après la fin de sa vie. Elle ne disait pas sa mort parce que ça rendait la chose beaucoup plus concrète et par conséquent beaucoup plus effrayante. Quatre à six mois. Voilà que son espérance de vie était réduite à peau de chagrin. Quatre à six mois. Ce pouvait être long lorsque l'on attendait les résultats d'un examen important, lors d'une grossesse où l'impatience de découvrir son enfant s'accumulait avec l'envie de cesser de jongler entre insomnies, nausées et jambes gonflées. Quatre à six mois lorsque l'on savait que ce qui nous attendait était une fin inéluctable, cela mettait fortement en exergue la théorie de la relativité. C'était ainsi. Mavi se disait que c'était comme un voyage à préparer.

Et que font les gens avant de partir pour un long voyage, s'était-elle demandée..?

Ils disent au revoir.

Ils éteignent les querelles pour des banalités de la vie qu'une telle situation rend dérisoire. Alors Mavi appellerait sa mère. Ce serait sûrement étrange mais il le fallait. On ne meurt pas en laissant des non-dits flotter dans l'atmosphère. Mavi avait donc fait un petit classeur pour Malik. Elle lui avait laissé des instructions assez basiques et primaires. Les mots de passe des applications bancaires, ceux de ses réseaux, les choses qu'il y aurait à régler une fois qu'il l'aurait enterrée. Elle avait tout posé sur le petit bureau dans leur chambre et puis elle avait pris son téléphone sans vraiment y penser, un peu machinalement. Ça avait sonné. Une fois, puis deux, puis trois. Elle allait raccroché puis la voix de sa mère de l'autre côté a résonné :

- Allô ?

Il y avait eu un silence pesant. Les mots dans la gorge de Mavi attendaient. Puis cette voix qui lui était si familière, qui l'avait sermonnée, grondée, qui lui avait chanté des berceuses aussi parfois avait répété, presque un peu agacé :

- Allô ?!
- C'est moi, maman...

Le silence était passé sur l'autre ligne.

- Maman ?
- Oui, oui. Je suis là...
- Je te dérange..?
- Ben , non, bien sûr que non. Comment tu vas ?

Elle aurait voulu lui dire là, violemment, à cet instant « Maman, je vais mourir et je suis terrorisée ». Mais elle a simplement répondu que oui, ça allait. On ne dit pas aux gens que l'on va mourir comme on dit que le temps est un peu couvert aujourd'hui ou comme on les inviterait à dîner. Peut-être encore moins à sa maman. Peut-être encore moins lorsqu'on ne lui a plus rien dit depuis presque trois ans.

Trois ans.

Quel sujet vaut la peine de ne plus voir sa mère aussi longtemps..?

Le sujet, c'était Malik. Son amoureux. Sa peau noire. Sa religion. Et les idées que se font les gens. C'était vieux comme le monde. Et même à notre époque, il y avait encore des amoureux clandestins. Mavi était fille d'immigrés. Ses parents étaient venus d'un pays ensoleillé et ils avaient dit qu'il fallait s'intégrer. Respecter leur pays d'accueil, en apprendre la langue, les coutumes, et en intégrer la culture jusqu'à en oublier d'où ils venaient. Mavi n'avait jamais appris les langues de ces pays d'où papa et maman venaient. Et quand papa est mort, sa mère avait laissé mourir avec lui tous les souvenirs du passé. Elle était française. Et elle ne voulait pas d'histoire. Elle ne voulait pas se faire remarquer. Alors quand Mavi est arrivée un jour avec Malik à ses côtés, sa mère avait tiqué. Pour la couleur de sa peau, pour son prénom, pour cette religion dont les gens à la télé disaient les pires atrocités. Malik s'était défendu poliment. Il avait dit, "vous savez Madame, je travaille. J'ai un bon métier. Et je suis pompier volontaire aussi!"
Et Mavi s'était fâchée. Elle avait dit que c'était ridicule, qu'il n'avait en rien à se justifier. Elle avait dit à sa mère "tu me fais honte, tu es ridicule. Vraiment, j'ai honte maman." Et elle était partie en claquant la porte. Sa mère s'était murée dans son silence fait d'un peu de fierté et de beaucoup de préjugés. Mavi avait souri en repensant à tout ça. Elle avait souri en pensant, c'est drôle comme on peut devenir le bourreau de son prochain quand on a nous-même essuyé les plâtres et que l'accent de sa maman, même en se faisant appeler Béatrice, elle n'avait jamais réussi à l'effacer.

Béatrice.

Ils avaient dit à l'époque que ce serait préférable. Qu'il fallait choisir un prénom qui passerait mieux. Ça avait fait rire son mari car elle n'arrivait même pas à le prononcer. La dame au bureau lui avait tendu un petit calendrier et elle avait dit, choisissez ! En pointant son doigt au hasard. Béatrice! Vous voyez, Béatrice, c'est bien français. Avec ça, vous ne serez pas embêté. Et Béatrice, les histoires, c'était vraiment pas sa tasse de thé. Alors elle avait dit oui, Madame. Et quand un monsieur un jour à la télé a dit que c'était quand même mieux de s'appeler Corinne, ben Béatrice s'est dit que oui, parce que Corinne non plus ne se ferait pas emmerder. Et qu'il valait mieux ne pas se faire remarquer. C'était sans compter sur les gens qui avaient dit mille fois à Béatrice, à ses grands yeux verts, à son teint foncé et à ses boucles brunes :

Mais vous venez d'où ?

Elle donnait le nom de sa ville sans sourciller puis les gens insistaient :

Non mais en vrai... Je veux dire, vous venez de quel pays?

Mais Béatrice insistait. Elle était française, un point c'est tout. Et Mavi en grandissant en disait tout autant. Pourtant, Mavi en grandissant avait bien fini par comprendre. Que les parents de ses amis n'avaient pas l'accent des siens. Que certains, même, venaient d'ailleurs et le revendiquaient. Elle se souvient d'Hafida, des pâtisseries que sa mère lui faisait toujours apporter. Pendant le ramadan, c'était toujours plus. Et Hafida en rapportait en disant "mange ma chérie, ma mère va encore en faire, on en a assez". Elle se souvient d'Hassan qui repartait en Turquie chaque été. Elle le voyait prendre la route avec ses deux sœurs, ses parents. Elle lui faisait coucou du sixième. Et il revenait à la rentrée, plus beau et plus bronzé que jamais. Il lui racontait son pays, il n'en était pas peu fier. Il lui disait, "un jour Insallah je t'emmènerais Mavi! La Turquie, c'est le plus beau pays du monde." Et Mavi, dans les yeux d'Hassan, jusqu'aux rives du Bosphore, elle voyageait. Et elle, elle se demandait d'où elle venait. Comment vivaient les gens là où étaient ses racines. Elle demandait parfois à Béatrice et Béatrice lui répondait "qu'est ce que ça peut faire, Mavi ?! Tu es en France. C'est ici ton pays maintenant ! »

Et Mavi ne rétorquait pas.

Voilà comment sa mère et elle en étaient arrivées là. Depuis Hassan, Hafida et les autres étaient plus ou moins sortis de sa vie et Béatrice, elle, avec son accent toujours aussi tranché, attendait que sa gamine de bientôt vingt-neuf ans daigne enfin s'excuser.

- Ben alors, comme ça tu m'appelles enfin...
- Maman... Je t'appelle pas pour me disputer.
- Ben moi non plus, je dis c'est tout !
- Je... Je me demandais si je pouvais passer. Peut-être demain, si tu es d'accord?
- Ben oui, bien sûr !
- Bon, je viendrais demain, maman. Pour le goûter.
- Oui, on fait comme ça.
- On fait comme ça...
- Bon, ben allez, à demain hein.
- À demain maman.

Et ça avait raccroché. Elle avait un "je t'aime" au bord des lèvres mais rien n'était venu. Béatrice lui avait appris à taire tout ce qu'ils étaient puis aussi tout le reste. C'était comme ça. Elle lui disait qu'elle l'aimait en remontant les manches de ses vestes chaque fois qu'elle s'apprêtait à passer la porte de la maison, en laissant la lumière allumée dans le couloir pour ne pas qu'elle prenne peur si dans la nuit elle se réveillait, en lui préparant un flan tous les dimanches parce que c'était sa pâtisserie préférée. Mavi ne le savait pas mais Béatrice avait raccroché puis elle était descendu au petit supermarché en bas de la cité. Parce qu'il lui manquait des œufs pour préparer son flan.

Elle ferait un flan à Mavi pour le goûter.

Sa fille allait passer demain. Elle pourrait manger une part de flan.

Et lui dire qu'elle allait bientôt mourir.

Mais ça, Béatrice était très loin de s'en douter...

MaviOù les histoires vivent. Découvrez maintenant