La vengeance est un plat qui se mange froid

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A D A M

Je pose sur le bureau l'enveloppe blanche dans un petit bruit de papier et malgré moi, je retiens mon souffle.

Harmoniac lève la tête dans ma direction, un sourire fend ses lèvres et la joie lui fait remonter les joues.

-Je savais que tu reviendrais vers moi !

Je m'assois à une des tables tout près du bureau, j'étale mes longues jambes et croise les bras d'une manière que je veux désinvolte. Je déteste être prévisible, surtout devant ce prof d'art visuel qui a osé fouiller dans ma vie comme une raton laveur fouillerait dans une poubelle.

-Mouais. Prenez pas la grosse tête non plus.

Un nouveau sourire passe sur son visage avant qu'il ne se décide enfin à ouvrir cette satanée enveloppe.

Il y sort alors la photo développée et fin prête que j'ai soigneusement prise puis déposée ici même.

Sur cette photo, on y voit une partie du Pont, avec ses roches instables et le soleil, brillant, en train de se lever. Tout l'atmosphère est rose, bleu pâle,... Dans les couleurs de l'aube et comme toujours, je trouve ça époustouflant.

Ça faisait longtemps que je n'avais pas pris une aussi belle photo, je dois bien l'avouer sans me vanter...

Comme pour affirmer cette dernière pensée, j'entends Harmoniac lâcher un sifflement admiratif.

-Cette photo est pas mal du tout ! Elle a vraiment du potentiel.

-Mais ?

Harmoniac me regarde un instant comme si ce qu'il allait ajouter était une évidence.

-Je pensais que tu allais plutôt prendre ta famille ou des amis en photo et non un paysage. Mais ça n'a aucune importance, c'est très bien.

Je ne dis rien et contemple l'aube capturée par mon appareil photo et se retrouvant immortalisée à jamais.

-J'irai, d'ici la fin de la semaine, présenter cette première photo au club de journalisme du lycée pour voir ce qu'ils en pensent et où on pourrait la mettre dans le journal ! finit par déclarer Harmoniac, plutôt satisfait.

Je hoche la tête, ne sachant que répondre face à cette phrase que jamais de ma vie je n'aurai pu croire réelle. Je commence à me lever pour quitter cette salle quand soudain le prof m'arrête :

-Oh, Adam, une dernière chose.

Il secoue l'enveloppe dans laquelle il vient de remettre ma précieuse photo.

-Si jamais tu as d'autres clichés de la sorte ou très différents, je suis toujours preneur. Et si tu as besoin de conseils, n'hésite pas à venir. Mon bureau est grand ouvert.

À nouveau, je hoche la tête et me tourne vers la porte, quand soudain une question me vient brusquement à l'esprit et m'oblige à me tourner vers Harmoniac.

-Justement, en fait, euh, j'ai une question peut-être un peu bête.

Harmoniac se lève de son bureau pour s'approcher de moi et de la porte, les bras croisés et un air attentif sur son visage tout chauve.

Je poufferai presque de rire tellement le prof semble minuscule tout près de moi, mais ma question m'est bien trop chère pour être tournée au ridicule.

-Aucune question n'est bête alors, je t'écoute.

-J'aurai voulu savoir, à votre avis... Comment on capture le bonheur ?

Harmoniac sourit encore une fois et décroise ses gros bras pour les laisser pendouiller le long de son corps. Cette suite de mouvement le plonge dans une sorte de réflexion transitoire qui montre à quel point il me prend au sérieux.

-Il y a de multiples manières de prendre en photo le bonheur. Mais je crois que chaque personne dans ce monde a sa propre manière de le faire. Parce que le bonheur est personnel et qu'il n'y en a pas deux pareils. À toi de trouver à quoi ressemble ton bonheur.

-Et comment je fais pour le trouver, moi ?

Le professeur d'art visuel hausse ses larges épaules et ouvre la porte dans un regard rempli de bienveillance.

-Garde toujours un appareil dans ta poche et, je ne sais pas, dans un moment d'égarement où il te prend l'envie d'immortaliser quelque chose qui semble te rendre vraiment heureux, appuie sur le bouton ?

Je me rembrume alors en sortant de la salle de classe et, dans un soupire, je lâche :

-J'arriverai jamais à le faire. Trouver à quoi ressemble mon bonheur pour le capturer l'espace d'un instant, ça serait comme essayer de résoudre une équation complètement improbable à base de chamaux et de baignoires ensorcelées tout seul.

-Oh mais tu sais, le boheur se trouve rarement quand on est seul.

Sur ces paroles, il me fait un clin d'œil, me souhaite une bonne journée et referme la porte derrière lui, me laissant alors sans savoir quoi dire dans le couloir bondé.

Je commence donc à marcher au milieu des murs défraîchis, à éviter quelques épaules pressées, quelques pieds usés, quelques regards méfiants et silenceux. Je regarde les gens, leur apparence, leurs défauts, leurs ressemblances et nos ressemblances.

Je grimace et m'arrête soudain de marcher vers nul part en voyant plus loin dans le couloir, Ben Styl me lancer un regard noir qui ne dit rien qui va. C'est ce genre de regard de la mort qui exprime, sans user d'aucun mot, à quel point je suis détesté et à quel point je mérite de finir mes jours, voir ma journée, bouffé par une tarentule géante...

-Il va vouloir se venger, me glisse une voix sombre et un brin nerveuse derrière mon dos.

Je me retourne et observe Rebecca ainsi ses yeux gris souris, fixé sur moi avec toute l'inquiétude du monde.

-Ça fait une semaine que l'incident est passé, répliqué-je en me retournant pour tenter de voir à nouveau Ben. Et il ne m'est encore rien arrivé.

Malheureusement, il s'est déjà éclipsé dans la foule de gens et je ne le vois donc plus quand je le recherche du regard...

-La vengeance est un plat qui se mange froid... déclare, cette fois, Aaron, le visage en pleine réflexion.

Je grogne en espérant que mes deux potes se trompent complètement en me soufflant la mise en garde. Je prie alors que, par un miracle de la vie, Ben Styl contracte une soudaine amnésie, qu'il m'oublie et oublie tout de son humiliation ainsi que la chute monumentale de ses si belles notes...

L'être de l'AubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant