Goût salé

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Elle ne connaissait que trop bien ce goût salé. Ce goût de dégoût, qui revenait trop régulièrement ces derniers temps. Ce goût que tout le monde connaissait, mais avec lequel elle aurait souhaité être moins familière. Ce goût qui continuait de couler dans sa bouche, en silence. Elle voulait que ça cesse. Tout le monde la fixait, ou du moins c'était l'impression qu'elle avait. Elle voulait que ça cesse. Tous les bruits alentours, auxquels on ne prête habituellement aucune attention, étaient devenus pour elle aussi clairs, distincts et désagréables que l'aboiement d'un chien dans le silence de la nuit. Le cliquetis d'un stylo Bic quatre couleur, le bruit léger du feutre noir sur le tableau blanc, qui s'appliquait à illustrer une notion de grammaire anglaise, le grincement de la chaise du garçon assis au fond de la classe, qui faisait tout sauf écouter le présent cours de Mme Varo, le bourdonnement des néons au-dessus de sa tête, les pas du CPE dans le couloir qui rejoignait son bureau, le piétinement de ses pieds sur le sol sous sa chaise dont la fréquence ne cessait d'augmenter. Tout était si fort dans ses oreilles, trop fort. Elle percevait des voix aussi, ici et là, à quelques mètres autour d'elle, qui lui semblaient pourtant à des kilomètres de distance. Pourquoi n'arrivait-elle pas à saisir le sens de leurs phrases ? Pourquoi avait-elle si mal à la gorge ? Sa respiration était devenue saccadée et sa vision se brouillait de plus en plus. Elle avait les yeux rivés sur son cahier, la tête penchée en avant, comme pour se cacher. Ils étaient une vingtaine dans la salle mais elle se sentait seule, oppressée, enfermée dans ses pensées et dans ce corps qui ne lui obéissait plus. Elle essaya de revenir à la réalité, se sécha le visage, vite, très vite, pour que personne ne le remarque et leva les yeux devant elle, comme si de rien n'était. Mais ce n'était pas rien. Son cahier était ponctué de taches humides, l'encre coulait en formant des lettres qui n'existaient pas et ses yeux étaient plus rouge que la normale. Sa gorge était toujours nouée et elle était incapable de prononcer un mot. Son retour à la réalité avait été trop violent. Elle percevait maintenant nettement les chuchotements de ses camarades et leurs regards furtifs en sa direction. Des étonnements, des jugements, des moqueries, de l'incompréhension. Le goût salé allait revenir d'une seconde à l'autre si elle restait ainsi, elle le savait. Elle ne pouvait se résoudre à mouiller davantage son cahier, et ce, devant la classe tout entière. Elle devait apprendre à maîtriser cette boule qui grandissait dans sa gorge et ses glandes lacrymales qui n'en faisaient qu'à leur tête. Ce n'était pas faute d'avoir essayé. Elle sentait maintenant quand cette angoisse commençait à monter, toujours en silence, mais était incapable de la retenir. « Rationalise, rationalise, rationalise » se répétait-elle sans arrêt. Un regard, une moquerie, une remarque, une note qu'elle ne jugeait pas à sa hauteur, une pensée, suffisaient à lui faire perdre pied. Que des choses insignifiantes dont elle n'arrivait pourtant pas à se détacher.

« Lola, Lola, calme toi, ça va aller. »

Elle entendait bien la voix de sa meilleure amie, assise à côté d'elle, qui tentait de la sortir de ce tourbillon de pensées et de larmes. Qui tentait d'être une voix bienveillante sur laquelle elle pourrait se raccrocher. Mais elle était incapable de l'écouter. Il fallait qu'elle sorte. Maintenant. Avant que ses larmes et cette angoisse muette ne se mettent à éclater en sanglots. Alors, elle se leva, silencieusement, sans dire un mot, ouvrit la porte de la salle, la referma derrière elle et s'assit, là, adossée au mur dans le couloir, les genoux repliés contre sa poitrine. Elle laissa toute cette vague intérieure se déverser, la tête enfoncée dans ses bras, comme pour étouffer ses sanglots sourds.

Elle aurait voulu disparaître, être comme cette fourmis que l'on ne remarque pas et qui suit son chemin de vie, sans déranger et être dérangée. Elle savait que quelqu'un allait finir par venir la voir, par lui demander ce qui n'allait pas. Elle ne saurait pas quoi répondre. Elle ne voulait pas avoir à y répondre. Elle voulait pleurer, là, seule, et attendre que le calme revienne dans sa tête.

Une minute après, qui lui parut une éternité, Élisa la rejoignit. Elle ne posa pas de question. Elle savait. Elle lui prit tendrement la tête entre ses mains et la redressa pour la regarder dans les yeux. Que de tendresse et d'amitié dans ce regard. Aucun jugement, simplement de la bienveillance. Lola remarqua alors les différentes teintes de marrons qui constituaient l'iris de son amie. Du marron noisette, du marron caramel, du marron acajou, du marron chocolat, et une pointe de noir. Sans s'en rendre compte, plus elle se concentrait à analyser les yeux de son amie et les diverses sensations et odeurs qu'il y avait autour d'elle et plus sa respiration commençait à se calmer.

Quand finalement la professeure se décida à venir voir comment allait Lola, elle était capable d'articuler des mots, sa gorge s'était dénouée et ses yeux désembués. Elle était prête à faire face à tous les yeux braqués sur elle qu'elle allait subir en retournant en classe. Elle s'en fichait. Avant de s'asseoir, elle jeta un regard à Élisa, et articula un « Merci » silencieux dans un hochement de tête.

Mes récitsWhere stories live. Discover now