Visages invisibles
Auteur: David Myriam
Chaque jour, je rêve des les étreindre tous, les humains, mes frères, soi-disant.
Chaque jour, j’en croise des centaines, des multitudes, dans les rues et ces transports qui n’ont en commun que la solitude et l’ennui. Nous sommes semblables et pourtant étrangers, îlots de tristesse condamnés à revivre les mêmes cycles vides pour éviter de vivre en commun la même aventure.
Je rêve de les étreindre, de les toucher, de les embrasser, de les caresser, de les connaître, de vivre avec eux, de les aider, de les aimer, de me laisser aimer, de souffrir et pleurer avec eux, de résister et construire avec eux.
Je ne peux que rêver et les regarder un peu, à la dérobée, sans qu’ils me voient.
On se croise, on se toise, on s’ignore, on s’agresse ou parfois on s’échange, on joue des rôles, des jeux truqués. Chacun ses affaires, chacun pour soi, chacun chez soi.
Je rêve de les étreindre, mais ils refusent de se laisser atteindre et opposent prisons, murs, mirages, fantômes et autres avatars.
J’aimerais tant les étreindre, mais certains sont des monstres et d’autres me tueraient sur place.
On se croise, on s’évite, on se frôle, entre deux portes on sourit, à travers une vitre on s’oublie, on lâche quelques mots, c’est tout. Quelques gouttes d’eau sales alors que des océans entiers attendent et se vident par les égouts, se dessèchent à petit feu.
Je rêve de les étreindre tous : jeunes, vieux, filles, garçons, de toutes les couleurs et de toutes les tailles, qu’importe, nous sommes frères, nous pourrions l’être.
Parfois, un jour de peur, de fatigue ou de grâce, on desserre un peu les mâchoires, un espace filtre entre les dents du piège, on se laisse aller à être humain, une brève seconde, une envolée en apnée dans l’air pur avant de replonger dans le vase clos du quotidien.
Heureusement, il existe sur Terre d’autres figures humaines qui nous tendent la main. Les objets et les plantes se laissent généralement étreindre, même s’ils font aussi de la résistance. Ces fleurs fragiles et nues qui naissent sur les pierres nous offrent leur cœur en permanence, sans arrière-pensées. Il s’agit d’en sauver quelques-unes du piétinement du troupeau impatient de tourner en rond dans son parc sans barreaux.
Et puis, il y a les bêtes, surtout celles qui vivent sans peur près de nous. Pour peu qu’on les aime et les respecte, elles ne repoussent pas notre étreinte. Elles se laissent volontiers toucher et caresser, elles ne tiennent pas à être seules, elles veulent vivre avec nous. Ces animaux sont nos frères attentifs et spontanés, ils partagent nos joies et nos peines, sans faire de chichis. Nous sommes différents et pourtant frères.
Les humains préfèrent encore l’étreinte du sang et de la laisse à celle du libre amour. A quoi bon penser pour passer sa vie à s’éteindre.
Chaque jour, dans les villes surpeuplées et les métros bondés, ils s’éloignent un peu plus les uns des autres. Vivant les uns sur les autres, ils se piétinent à mort au lieu de se tendre la main et de se serrer contre leurs cœurs.
Chaque jour, je les guette discrètement, je scrute sans fin leurs visages. Dans les reflets d’ombre et de lumière, je cherche les perles, les larmes, les coquillages, les fleurs, les rides et les éclairs de vie. Chaque jour, j’espère étreindre dans leurs regards la figure de Dieu.