Chapitre 1

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Pendant leur long périple, la tribu n'avait pas remarqué la horde de loups à leur suite. De campements en bivouacs, les canidés avaient accompagné chacun de leurs déplacements, juste en retard de quelques heures. Ils savaient qu'ils trouveraient immanquablement quelques victuailles abandonnées autour de ces drôles de creux noirs et fumants, où dansaient, la nuit, les flammes orangées.

─ Décidemment, ces bipèdes sont stupides. Stupides et aveugles. Ne se rendent-ils donc pas compte de notre présence ? Et la nourriture ? Ne vois-tu pas tout ce qu'ils gaspillent. Comment pourrions-nous avoir confiance en eux ? Comment pourrions-nous leur confier notre enfant.

─ Tu te fais trop de souci, Zhafar...

─ C'est bien normal. Je suis la louve Alpha, sa mère ! Et, je ne veux que le bien de la horde.

─ Je sais, Zhafar, je sais. Mais donne-leur une chance. Depuis toutes ces lunes durant lesquelles nous les avons suivis, combien de dangers ont-ils su éviter, combien d'épreuves ont-ils surmontés ? C'est la première fois qu'un groupe d'humains est allé aussi loin. Peut-être est-il temps de laisser partir Fenris ? Le serment ne doit pas être brisé...

─ Bien... Ce soir, Fenris ira à leur contact. Mais promets-moi que nous resterons à proximité. Ne sait-on jamais...

─ Alors, en route. Nous devons les rattraper avant que le soleil ne disparaisse, grogna Jor.

Augmentant la cadence de marche, la horde de canidés ne tardait pas à rejoindre la tribu des bipèdes. Profitant du crépuscule, Jor convoqua son fils et les membres du groupe.

─ L'heure est venue de respecter le serment. Va, fils. Rejoins ta tribu. Veille sur elle. Protège-la quoiqu'il advienne. A l'aube, nous partirons, nous quitterons ces terres. Tes terres.

Conscient des responsabilités qui lui incombaient, Fenris s'apprêtait à s'éloigner de sa tribu de naissance. Le serment qui liait les loups aux hommes, depuis la nuit des temps, obligeait chaque grand-loup à se porter protecteur d'une tribu humaine. Fenris le savait et ne tenta pas de se dérober aux implications de cette antique allégeance. Sans appréhension, de sa démarche pachydermique à faire trembler la terre entière, il se détourna de ses pairs, descendant les collines en direction de la mer. Tandis qu'il longeait la rivière jusqu'à son embouchure, il contourna les ultimes dunes et atteignit le campement des hommes. Dans la pénombre environnante, il les voyait s'organiser, s'atteler à la tâche pour le bien de la communauté. Pendant que les uns s'occupaient de bâtir un abri décent à tous les membres du groupe, les autres s'employaient à préparer un repas chaud. Tous travaillaient de concert, chacun trouvant sa place dans cette mécanique bien huilée, si bien que le grand-loup crut voir une meute en chasse, tant la discipline semblait régner. Sans crainte, il s'approcha du groupe.

─ Nous t'attendions Grand-loup, lui dit Soulevan, le mage. Les augures nous ont informés de ton arrivée prochaine. Dès que les hommes auront achevé les baraquements pour la période de pêche, ils s'attèleront à la construction de ton abri, selon tes désirs. Sois le Bienvenu !

Tandis que le mage Soulevan conversait avec Fenris, les membres du clan s'étaient rassemblés autour d'eux et dévisageaient, tête en l'air, le Grand-loup, dans toute sa splendide férocité. Emerveillés à la vue du canidé de la taille d'un bœuf, les enfants avançaient pas-à-pas vers le centre du cercle, avec le secret espoir de pouvoir le toucher. Dans l'esprit des adultes comme des plus jeunes, l'arrivée du grand-loup coïncidait avec la promesse d'une vie plus agréable. Tous connaissaient les avantages du serment ─ comme ses limites. Aussi, une grande fête fut organisée, durant laquelle chants et rires se poursuivirent jusqu'aux premières lueurs de l'aurore.

Tranquillisé par la présence de Fenris qui assurait leur défense et éloignait les importuns, le clan choisit de s'installer durablement à l'embouchure de la rivière, à proximité de la zone de pêche. La rude vie nomade se transformait peu à peu en une douce vie sédentaire. Les mois passèrent durant lesquels les baraquements firent place à des constructions plus cossues. Un matin, pourtant, le mage apostropha le loup.

─ Fenris, Puissant Fenris, tu ne peux chasser dans la mer !

─ Est-ce ainsi que tu t'adresses à Moi, qui ai toujours veillé sur ton clan ? rugit Fenris.

─ Puissant Fenris, chacune de tes vigoureuses entrées dans la mer fait disparaitre le poisson pendant des semaines ! Comment pourrions-nous vivre si tes penchants puérils nous privent de cette ressource. Des dizaines de personnes ─ hommes, femmes, enfants ─ dépendent de toi, de cette simple décision. Ne sois pas égoïste. N'oublie pas ton serment.

─ Soit. Puisque le serment m'oblige à prendre soin de vous, aussi vais-je tempérer mes instincts et laisser vos poissons en paix.

Sans autre mot, le loup se détourna du mage et partit se reposer sous son abri.

Des années passèrent dans une ambiance tranquille et apaisée, propice au développement, le grand-loup Fenris effrayant tout intrus, annihilant toute tentative d'invasion. La tribu amorçait son essor et agrandissait sans cesse son territoire. En bordure de la rivière, se dressait à présent un plaisant village. En amont, les friches étaient transformées en autant de terres cultivables et cultivées. En plus des fruits de la pêche, les richesses de la communauté comprenaient du bétail, des céréales, des fruits et des légumes. Pourtant, dans cette atmosphère bienheureuse, le mage Soulevan convoqua le loup.

─ Fenris, Puissant Fenris, tu ne peux te laver dans l'eau de cette rivière !

─ Comment oses-tu t'adresser de la sorte envers Moi, ton Protecteur ! Comment oses-tu me dicter ma conduite ? Ignores-tu tout ce que j'ai fait pour ton peuple et comment j'ai taillé en pièce le moindre de vos adversaires ?

─ Non, Puissant Fenris, non ! Seulement, l'eau dans laquelle tu te purifie sert à irriguer nos récoltes. Or, chacun de tes bains pollue tellement la rivière qu'elle ne peut plus nous servir à arroser les arpents de terre ensemencés sous peine de voir nos récoltes pourrir. Encore une fois, je t'en conjure, Puissant Fenris, ne laisse pas mourir ma tribu pour ton seul plaisir aquatique. Des centaines de gens comptent sur toi et tes sages décisions. Et ton serment...

Ne daignant même pas répondre, le loup se détourna, validant par son attitude la requête du mage.

Durant les décennies suivantes, la ville prospérait grâce à son agriculture florissante et aux aménagements réalisés. Elle s'équipa d'un port moderne dans lequel les pêcheurs pouvaient aisément décharger leur cargaison et repartir plus rapidement en mer. L'élevage du bétail se spécialisa sur les races les plus productives, de sorte qu'à chaque génération, le cheptel gagnait en plus-value. La ville s'enrichissait et se dotait de fortifications toujours plus impressionnantes tant sa prospérité attisait les convoitises. Protégés par ces remparts, les hommes oublièrent la présence du grand-loup, jusqu'au jour où le mage Soulevan l'appela.

─ Fenris, Puissant Fenris, tu ne peux boire l'eau de cette résurgence.

─ Te revoilà ? Tu oses à nouveau m'importuner !

─ L'eau de cette source est la seule qui soit potable à des journées de marche à la ronde. Or, chacune de tes goulées prive d'eau des familles entières. Ne sois pas égoïste, tu peux bien trouver une autre source à laquelle te désaltérer. Des milliers de personnes dépendent de toi. Tu ne peux les laisser dépérir ! As-tu déjà oublié ton serment ?

─ Durant toutes ces années, toi et les tiens n'avez eu aucun égard à mon encontre. Si, de par le serment, j'ai obligation de vous protéger, toi et tes congénères êtes tout autant liés à moi par le serment. Vous me deviez Respect et Honneur. Vous n'avez pas tenu vos engagements. Le serment est donc rompu, rugit Fenris, dévoilant une dentition acérée.

Il ouvrit grand la gueule et engloutit le mage. Puis, avide de chair, il pénétra dans le bourg et dévora chaque personne sur son chemin. Trois jours durant, il arpenta la ville à la recherche de proie.

Ne trouvant plus âme qui vive, il quitta la cité le cœur vide, mais le ventre plein !

FenrisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant