Le rendez-vous était près de la pâtisserie Massepains et Babouchkas. La gamine avait pris son sac à dos Eastpak, dans lequel elle avait glissé un briquet, un paquet de clopes, un spray de laque Elnett et un cutter bleu. Elle avait pris soin de casser l'extrémité de la lame, émoussée et gluante de colle à papier peint, pour être certaine d'avoir un tranchant net et précis.
Elle était un peu en avance, dix minutes. Elle voulait le voir arriver de loin. Jauger son allure. Son âge. Sa sale gueule. En cam, il n'était pas vraiment dégueulasse. En fait, elle le trouvait même beau. Mais pas la beauté ordinaire d'un ado de son collège, un de ces troisièmes sûrs d'eux, bien nourris, bien habillés, musclés par la pratique sportive, bénéficiant d'une peau sans acné et d'une dentition parfaite, de cheveux soyeux, et qui partent en stage voile pendant le mois de juillet.
Lui était un peu dégarni, grisonnant, sa peau était trop blanche, son ventre semblait mou dans la lumière jaunâtre de son bureau-bibliothèque, il avait comme une petite poitrine d'ancien ou de futur gros. Mais elle trouvait ça touchant. Ça lui avait mis les larmes aux yeux quand elle l'avait vu nu pour la première fois. Elle avait eu envie de lui faire plaisir parce qu'il lui était alors apparu dans son humanité la plus fragile. Elle l'avait imaginé manger des pains au lait avec du Nutella pour son goûter, comme un vieil enfant gourmand. Elle aimait son visage calme, son sourire doux et intelligent. Il penchait la tête sur le côté, et ça voulait dire qu'il était bon.
Il avait 53 ans. Ses traits étaient réguliers, ses yeux clairs et vifs pétillaient de vie et d'esprit, sa bouche était dessinée comme celle des hommes qu'elle voyait dans les publicités pour les parfums de luxe. Elle pensait qu'il devait être plus beau aujourd'hui que quand il avait 20 ans. Et peut-être se voyait-il encore comme ce garçon au visage banal qui était éclipsé par des camarades plus flamboyants. Ou alors avait-il été très beau ? Il devait alors souffrir du passage du temps sur son corps d'homme mûr. Elle était souvent triste pour lui.
Au tout début, ils avaient discuté de livres. Ceux qu'elle aimait par dessus tout, ceux qu'il lui conseillait. D'ailleurs c'était comme ça qu'elle l'avait connu. Il avait écrit La petite fée du bois des saules. Elle avait lu cette histoire des dizaines de fois quand elle était petite. Un cadeau de sa marraine pour ses 8 ans. Un bel album à la couverture bleutée, qui représentait la forêt, les animaux et la toute petite fée. C'était l'histoire d'une fillette banale qui découvrait au contact des animaux du bois des saules qu'elle était la descendante d'une lignée de fées, et qu'elle seule pouvait sauver leur clairière des hommes cupides qui voulaient la raser pour construire un centre commercial. C'était finalement par sa voix, son intelligence et son éloquence, et pas grâce à ses pouvoirs, que la petite fée empêchait les hommes de détruire le bois des saules. C'était des mots et des dessins pleins de magie, pleins d'amour, pleins d'une émotion qui la transportait, et qui nourrissait sa jeune âme.
François Le Gall. Auteur. Traducteur russe-français, français-russe. Elle était tombée par hasard sur sa page Facebook, reconnaissant son nom parmi une suite de commentaires sous la publication d'une association anti-chasse. Son profil ne laissait aucun doute, il s'agissait bien de l'auteur de l'album tant aimé. Son cœur battait fort. Il défendait comme elle les renards, la vie sauvage, l'écologie. Et c'était bien une évidence, pour celui qui avait écrit La petite fée du bois des saules. Elle l'avait ajouté comme contact et il avait accepté dans les secondes qui avaient suivi. Et puis ils avaient échangé sur Messenger. Elle avait parlé de La petite fée du bois des saules, et contre toute attente, il lui répondait. C'était inouï.
Maintenant, la gamine l'attendait au coin de cette rue. Cutter au poing. Un coup de lame dans ta face, sale connard. Fais gaffe à tes couilles. Tu verras, tu aimeras ça. Un grand moment. Tu aimeras ça presque autant que quand ton sperme a giclé de ta bite rose sur ton ventre flasque mardi dernier.
Et il était arrivé. Elle l'avait reconnu tout de suite. Il ressemblait un peu à un acteur. Marchant vite. Anxieux, peut-être, de ce rendez-vous avec une adolescente de 13 ans. Il portait son manteau beige à la main, comme s'il avait eu très chaud. Elle imaginait ses aisselles moites, les flots de transpiration rance qui devaient inonder son dos, sous son pull en cachemire marine. Son caleçon trempé sous son pantalon de vieux. Dégueulasse. Un vrai porc. Et c'était vraiment une insulte pour les cochons.
Ma petite fée. C'était comme ça qu'il l'appelait. Elle voulait le laisser attendre un peu. L'observer quand il entrerait dans la pâtisserie. Ressortir avec un joli paquet blanc, décoré d'un ruban. Préparant son plan ridicule de séduction. Des madeleines, des tartelettes, peut-être des éclairs, des éclairs en forme de bite. Cette pensée la faisait rigoler. Tu vas voir, ta bite, vieux salaud.