Ils s’étaient assis à la terrasse d’un café. Le même où ils achetaient leurs clopes quand à quinze ans, ils fumaient en cachette. Le père d’Hassan avait trouvé un paquet dans son sac à dos un jour et il lui avait mis un tel coup de pied au cul qu’Hassan n’avait pas pu s’asseoir pendant presque une semaine. Puis, il avait écrasé les cigarettes dans les boreks que son épouse avait préparé et il avait dit à Hassan :
- Tiens, lan! Tu veux t’empoisonner, ben mange esek sipasi!
Hassan avait dû tout manger. Et il avait vomi toute la nuit. Sa mère avait pleuré et son père avait dit « j’ai pas envie qu’il attrape le cancer! Faut lui apprendre que ça refile le cancer ces saloperies ! "
Hassan fumait presque un paquet par jour depuis et son père était mort d’un cancer des poumons sûrement lié aux produits toxiques qu’il inhalait dans l’usine où il bossait. Sa mère vivait toujours à la cité. Hassan était parti vivre dans le sud, sa soeur, Zeynep était partie vivre à Paris, elle travaillait dans la finance et la petite dernière, Derya, vivait à Istanbul. Hassan avait dit en riant :- Elle vit avec une fille… Elle dit que c’est sa coloc’ mais tu sais, je suis pas idiot, Mavi! C’est sa petite copine! Moi, je m’en fous. Franchement, moi je m’en fous. Turc, noir, homo, on est ce qu’on est! Mais, tu sais, je crois que c’est par rapport à anne. Elle comprend pas bien ces trucs là. C’est pas qu’elle est… Enfin, tu sais. C’est une autre génération, tu vois!
Mavi avait souri parce qu’elle retrouvait Hassan comme elle l’avait laissé quand ils s’étaient quittés quelques années plus tôt. Léger, prenant la vie comme elle venait. Et les gens, exactement comme ils étaient. Il avait fini par lui demander ce qui l’amenait dans le coin. Elle a dit spontanément :
- Je suis passée voir maman…
- Ah… Ca va mieux avec elle? Je la croise, tu sais, quand je passe voir anne… Et elle m’avait dit que vous vous étiez fâchées. Tu sais, Mavi, j’ai pas de leçon à te donner, hein! Mais on a qu’une maman… Alors, bon, je sais. Parfois, on a l’impression de pas vivre dans le même monde mais bon.
- Je sais tout ça, Hassan… C’est… C’est compliqué. Il y a la vie telle qu’on l’avait imaginée et… Et la vraie quoi.
- Hum, je comprends.
- Tu vas toujours en Turquie?
- Oui, je pars à Istanbul dans quinze jours. Je vais voir ma soeur et profiter un peu.
- Hassan…Elle avait prononcé son prénom avec tant de gravité qu’Hassan s’était redressé sur sa chaise sans ne plus rien oser dire. Alors, elle avait poursuivi :
- Hassan, papa était turc et maman bulgare, tu sais.
Hassan avait éclaté de rire. Mavi l’avait regardé, perplexe puis elle avait dit :
- Mais pourquoi tu ris? Tu te moques de moi?
- Ben, Mavi. Je sais déjà tout ça! Je discutais tous les jours avec ton père en turc lorsque je le croisais.
- Papa parlait en turc?
- Bien sûr…Il disait qu’il fallait pas le dire à ta mère parce que ça la foutait en pétard. Qu’il fallait parler français devant elle et devant toi et ne jamais lui parler de la Turquie ou de la Bulgarie. Et tu sais, ton père, il bronchait pas devant ta mère! Faut dire qu’elle a un sacré caractère!
- Pourquoi tu ne m’as jamais rien dit?
- Je sais pas… Tu sais, j’étais jeune Mavi. Et, je sais pas… C’est comme ça. C’était des histoires de famille et j’estimais qu’il fallait mieux pas que je ramène ma fraise.
- Hum… Je comprends… Tu pars avec qui à Istanbul?
- Seul! Je suis un loup solitaire, Mavi!Elle avait souri puis elle avait demandé :
- Hassan… Est-ce qu’un vieux loup solitaire emmènerait avec lui une brebis malade et condamnée..?
Hassan n’avait pas compris. Il avait froncé les sourcils en la dévisageant alors Mavi, encore, avait dû expliquer. Ca lui a foutu un coup. Il était sacrément sensible Hassan. Et Mavi. Sa Mavi. Il l’avait aimée. Ils s’étaient rencontrés alors qu’ils n’étaient que des mômes sur les bancs de la maternelle. Et ils sont devenus inséparables. Si Hassan débarquait, Mavi suivait et vice versa. Ils étaient comme frère et soeur. Enfin, c’est ce qu’Hassan prétendait. Au quartier, tout le monde le charriait parce qu’ils voyaient bien qu’Hassan regardait Mavi comme la huitième merveille du monde. Il aurait déplacé des montagnes pour elle. Et elle, elle l’appelait « bro « . Chaque fois, qu’elle prononçait ce mot, ça l’abattait. Il savait pas trop comment lui dire. Qu’il rêvait de l’embrasser. Que quand elle riait, son rire qui s’envolait entre les murs de la cité, ça le faisait chavirer. Que ses grands yeux verts, ça lui permettait de fuir le gris du quartier. Que Mavi, c’était une fleur qui avait réussi à pousser au milieu du fumier. Elle était drôle, forte. Elle n’avait peur de rien. Peut-être un peu de la solitude dans laquelle elle vivait entre son père et sa mère qui avaient tant de secrets à conserver, qu’ils avaient fini par ne presque plus parler. Mavi était fille unique. Elle ne le saurait jamais mais après elle, il y avait eu un autre bébé. Mavi avait deux ans. Et Ela aurait dû l’accompagner. Mais le petit coeur d’Ela, quand elle est venue au monde, il n’a jamais réussi à fonctionner. Béatrice et Antoine ont mis leur petite dans un cercueil et Béatrice a fait comme tout le reste, elle n’en a plus jamais parlé. C’est un peu fou tous les secrets qui peuvent se broder autour d’une vie. Des secrets parmi tant d’autres et des vérités qui ne seront jamais dévoilées. Comme Mavi ne dirait jamais à Hassan que si elle était partie faire ses études ailleurs, en lui disant que de toute façon ce serait trop compliqué entre eux, puis qu’elle avait envie de profiter c’était pour ne pas lui avouer que sa mère lui avait expressément ordonné de cesser de le voir. Mavi n’avait pas eu le courage de lutter. Son père venait de mourir. Son lion. Et Béatrice avait dit « ne me fais pas plus de tracas, Mavi. Ce n’est pas un garçon pour toi! » Et Mavi avait cédé. Elle avait toujours été docile face à sa mère. Jusqu’à Malik. Parce que perdre l’amour une fois, on peut encore s’en relever. Mais deux fois, ça achèverait même Atilla.
Son jeune loup solitaire avait vieilli. Il avait eu trente ans le mois dernier. Il n’était pas marié. Il profitait de la vie comme il disait. Ou peut-être que secrètement, il attendait que Mavi lui demande de nouveau de déplacer une montagne… Alors, sans même réfléchir il avait dit :- Oui, Mavi… Viens avec moi. Je t’emmène à Istanbul.
VOUS LISEZ
Mavi
SpiritualMavi va mourir. Et parfois, il y a des histoires qui ont déjà une fin et qui méritent tout de même que l'on s'y attarde.