Chapitre 24 - Félix

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  Des jours plus tard, je me demande encore ce qui m'a pris. Il m'est impossible d'expliquer pourquoi j'ai pédalé comme un dératé jusqu'à l'hôpital, et pour quelle obscure raison, le lendemain, j'y suis retourné pour laisser ce stupide cadeau. Je ne me souviens même pas avec précision comment tout cela s'est passé. J'étais dans un état second. Si on me demandait quelles routes j'ai empruntées, je serais bien incapable de répondre. Je me rappelle essentiellement de ma peur. Après avoir lu l'article, j'ai appelé les hôpitaux, en commençant par John Radcliffe Hospital, le seul que je connaissais de nom. 

— Avez-vous admis un certain Seo Changbin ? Seo, comme le nom du psychiatre travaillant dans le même cabinet que M. Choi... 

Pour la première fois depuis des années, j'ai récité la prière que m'avait appris ma mère lorsque j'étais petit. Et s'il mourait ? Je suis sorti de la maison, l'angoisse au ventre. J'avais l'impression qu'une menace se terrait à chaque coin de rue, derrière chaque visage. Le moindre bruit de moteur ou éclat de voix me faisait sursauter. Si ça n'avait pas été pour Changbin... À mon arrivé, je me suis présenté comme son copain, en bafouillant et en priant (encore) pour que mon mensonge éhonté ne se voie pas sur mon visage ou qu'une autre fille ne soit pas déjà passée avant moi. L'infirmière de garde m'a simplement dit que ses parents venaient de partir et qu'il fallait essayer de ne pas le déranger. Je lui ai demandé si ses blessures étaient graves. Quand elle m'a répondu que non, l'énorme boule d'angoisse dans ma gorge a été instantanément réduite à la taille d'un grain de poussière. J'ignore comment j'aurais réagi si on m'avait annoncé qu'il était mort, ce que j'aurais fait... Je crois que j'ai remercié Dieu, à voix haute, car l'infirmière m'a répondu qu'il fallait plutôt remercier le perfecto de Changbin. Sans son épais blouson qui a amorti les coups et la courageuse intervention d'un passant, il ne serait peut-être plus là.

Un crachin s'est mis à tomber, juste un fin rideau de pluie qui paraît faussement inoffensif et qui est presque imperceptible à l'œil nu. Mais, quand j'atteins le local mon dos est trempé. Au départ, je n'avais pas l'intention de revenir travailler ici, après ce qui s'est passé avec Heejoon (ou plutôt ce qui ne s'est pas passé !). Pas besoin d'être particulièrement futé pour deviner ce qu'il doit penser. Mais j'ai décidé de reconstruire ma vie, et cela commence peut-être par ce bénévolat. Il faut bien poser une première pierre, non ? Je suis un peu gêné en poussant la porte à double battant et en rencontrant le regard surpris de Heejoon, qui se tient au milieu des autres bénévoles, près des amas de fripes. Ça fait trois semaines que je ne suis pas venu. Il s'avance vers moi, j'ai hâte d'en finir pour aller m'isoler. Heejoon se force à me sourire, accentuant encore mon malaise. 

— Ah ! Bonjour Félix. Je suis heureux de te revoir. 

Il ne me parle pas du match de cricket, et je le remercie mentalement pour cette généreuse attitude. J'ôte mon pull et vais me sécher dans les toilettes avant de revenir à mon poste, à côté d'un vaisselier pourvu d'un certain charme. Simple, pas très grand, avec des formes harmonieuses, des encadrements de vitres sculptés en « vaguelettes » dans sa partie supérieure. Seulement, si j'en juge par son état déplorable, il a dû être oublié dans un coin pendant des années ou servir à entreposer des choses peu ragoûtantes dans un garage ou une cave quelconques. « Tant qu'un meuble n'est pas abîmé par les vers, on peut toujours le sauver ! » affirmait Papa. Une porte du haut pend à demi, l'un de ses gonds est cassé et le bois, gris sale, est maculé de taches profondément imprégnées. Je ressens un certain bonheur en me mettant à la recherche d'un tournevis dans la boîte à outils, à mes pieds. C'est comme un petit hommage à mon père. Je l'ai souvent vu exécuter ce genre de réparation et, après quelques essais sur des caisses en bois inutilisées qui se trouvent là, la visseuse électrique n'a plus de secret pour moi. J'en suis le premier étonné. La porte réparée, une vis neuve étincelant sur le gond du haut, je peux enfin débuter le ponçage. Papa est penché par-dessus mon épaule. 

Pierre, Feuille, Ciseaux - ChanglixOù les histoires vivent. Découvrez maintenant