CHAPITRE 4 - Aldo [1|4]

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Depuis aussi longtemps que je m'en souvienne, j'avais toujours détesté la notion de routine. Parce qu'elle résonnait en moi tel un disque enrayé qui répétait inlassablement la même bande son, la même séquence d'images. Elle me rappelait cette crainte qui s'emparait de mon esprit sans crier gare, cette appréhension qui montait en moi et qui semblait tout contrôler jusqu'au moindre de mes mouvements.

Je me sentais tellement seul à ces moments-là, tellement démuni. Et pourtant, je n'étais malheureusement ni le premier ni le dernier à me noyer dans cette peur. Comme bien des gens, j'avais préféré me taire, gardant pour moi-même les longues cicatrices qui me parcouraient le dos. Je n'avais ni honte ni peur d'évoquer cette routine, à présent révolue. Au décès de ma mère, mon père m'avait battu. Mais j'étais libre à présent. Et bien loin de lui...

La première fois fut sous l'emprise de l'alcool et j'avais osé croire qu'il n'était pas conscient de ses gestes. Mais, j'avais tort. Du jour au lendemain, j'étais devenu son bouc-émissaire, le moyen d'évacuer ses frustrations, ses peines, sa colère.

Aujourd'hui, même loin de ce bourreau, loin de sa ceinture en cuir, loin de ses vociférations, je savais que ces événements passés n'étaient que les prémices de mon destin bien sombre...

Et même s'il ne s'agissait pas de la même violence avec laquelle mon père me frappait, c'était quasiment pareil. Si j'oubliais les moqueries de la part de certains soldats durant nos temps de repas et si j'effaçais de ma mémoire toutes les expériences de Selkins, alors la seule forme de violence ici était Segger lui-même.

Ses mots étaient des poignards en plein cœur et sa présence, un long poison mortel qui rongeait mes espoirs d'évasion peu à peu.

J'étais loin de l'habituel « métro boulot dodo » auquel faisait face la plupart des gens, mais Segger était parvenu, d'une certaine manière, à recréer cette routine que je détestais tant. J'avais le droit à un fameux « humiliation expérimentation privation » qui, à force, me tuait à petit feu.

C'était donc avec un boulet invisible au pied que je gravissais pour la quatorzième fois de la semaine ces marches d'escalier, le canon d'une arme plaqué contre mon dos, deux autres braqués sur ma tête.

Je n'avais plus peur du danger que ces équipements évoquaient. Plus maintenant. Je les avais côtoyés pendant mon enfance, j'avais appris à les manier, à les utiliser.

Et à les détester aussi.

Je n'avais jamais oublié les mots d'Erik. Ils étaient ancrés dans mes souvenirs, gravés pour toujours dans mon cœur, indélébiles face au temps. Et, aujourd'hui, sentir l'embout froid du pistolet contre mes omoplates me rappelait à quel point il avait raison. Sur toute la ligne.

« N'oublie pas petit soldat, les armes sont toutes la noirceur de ce monde... ».

Notre monde était loin d'être parfait. La perfection elle-même n'existait pas d'ailleurs. Au-delà des actes de bienveillance, la Terre affrontait les ravages que provoquaient les guerres, payait le prix de la bêtise humaine et faisait face à tous les défauts de ses occupants. Et, malgré tout ça, elle tenait debout face aux coups durs, survivait avec des terres vallonnées par les dégâts des bombes, avec des mers sur-polluées, avec de vastes espaces marqués par l'absence des arbres, avec des personnes qui n'avaient jamais appris à se comporter correctement face au reste du monde. Notre planète ne s'était jamais avouée vaincue.

Pour le moment.

J'aimais m'imaginer qu'il fallait que je sois ainsi, que je devrais traverser les aléas de la vie, affronter les autres. Et cette rébellion qui criait au fond de mes entrailles, qui hurlait justice et paix, j'avais envie de la mettre à exécution. Après avoir tant couru après ma liberté, je sentais exploser en moi le besoin de me battre pour les causes auxquelles je tenais.

L'étincelle avait déclenché l'embrasement d'un brasier qui ne s'éteindrait pas de sitôt.

Segger n'avait qu'à bien se tenir. Et même s'il nous retenait prisonniers dans son centre, je savais qu'un jour nous nous en réchapperions. Cet homme ne pouvait pas nous garder auprès de lui toute sa vie.

C'était pourquoi je souhaitais de tout mon cœur pouvoir enfin ôter le masque de marbre qui restait accroché à ma peau. J'espérais pouvoir de nouveau déployer mes ailes et m'envoler vers l'ailleurs, briser les chaînes et retrouver un peu de normalité dans ce monde ravagé par les critiques sur les différences.

Parfois, je me faisais la réflexion que je n'étais pas vraiment humain, que je devais appartenir à la famille des extraterrestres. Pas à cause de mes capacités paranormales – que je n'avais même pas à ce moment-là – mais parce que j'avais fait le choix d'être moi-même et pas un autre. Parce que j'avais pris la décision de ne pas être l'un de ces moutons de panurge comme beaucoup l'étaient et le sont encore.

Il s'agissait à mes yeux du plus gros défaut que chacun d'entre nous pouvait avoir. Cette tendance à imiter les autres pour être accepté, à choisir le chemin de facilité. Je n'aimais pas parler de défauts, parce que cela semblait être un fait irréversible, un aspect qui nous collerait à la peau à vie. Je préférais parler d'axes d'améliorations, car il suffisait de se remettre en question et de se corriger pour les faire disparaître.

De toute façon, personne n'était parfait.

On pouvait toujours trouver quelque chose à changer, à améliorer en nous...

Mais, malheureusement, cela ne fonctionnait pas ainsi pour tout ça. Et je savais pertinemment que personne ne pourrait jamais raisonner ces individus qui faisaient les caméléons et qui copiaient les autres pour être sûr de passer au travers des mailles du filet.

Je ne comprenais pas pourquoi on devait être comme ci ou comme ça pour être qualifié de « normal ». Pour moi la normalité revenait à ceux qui restaient eux-mêmes, malgré les critiques, malgré les coups de poignards dans le dos, les regards malveillants, les messes basses hypocrites.

L'arme qui était encore pointée dans mon dos s'enfonça un peu plus dans ma peau. C'était une façon à eux de m'ordonner d'accélérer le pas. J'avais cependant envie de tout faire sauf d'avancer plus rapidement car, à chacun de mes pas, je m'approchais dangereusement du laboratoire A3. Ce labo dans lequel je passais la plupart de mes journées... Je n'avais aucune envie de réitérer l'une des expériences de Selkins.

Tire si tu veux, je m'en contrefiche !

SIGMA ENERGY - T2 - Le Brasier de la RébellionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant