CHAPITRE 5 - Lise [2|6]

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Le souvenir s'effaça, remplacé par un autre. Je n'arrivai pas à comprendre tout ce que ces jeunes disaient. Mais ils semblaient livrés à eux-mêmes, en pleine nature. Rex réapparut. Il avait encore grandi, ses traits s'étaient affirmés et, malheureusement, son sourire avait disparu. Il fixait l'autre moi, ses incroyables yeux vert jade – même si ce n'était pas vers moi qu'il regardait – me déstabilisèrent.

— Tu es prête pour demain ? demanda-t-il.

— Prête à quoi ? grimaça l'autre Lise en soupirant. Prête à nous mettre encore une fois en danger ? Prête peut-être à commettre un crime au nom de notre liberté ? Je ne serais jamais prête pour ça, Rex, tu le sais bien. Personne ne devrait avoir à se demander si sa vie est suffisamment précieuse pour en sacrifier une autre en son nom...

— Je le sais, Lise, mais j'ai déjà dépassé ce stade. Comment ? Pourquoi ? Je ne sais pas. J'essaye de faire abstraction des conséquences de mes actes, bien que ce soit loin d'être évident. Même si j'ai peur que vous soyez tous en danger. Mais rien ne dit que l'on en viendra à une telle finalité. Je garde espoir que tout se passe pour le mieux et que le plan fonctionne comme Loan l'a proposé.

Loan... Son prénom me rappelait vaguement quelque chose.

Il baissa la tête, les yeux fixés sur le sol qu'il grattait avec une branche qu'il avait ramassé. Il semblait entreprendre le dessin d'un plan. Sans doute celui d'un bâtiment. J'avais l'impression d'être déphasé avec la réalité. Rex ne devrait pas à avoir à apprendre le plan ETARE d'une construction. Il devrait être sur les bancs d'école, à ériger son propre avenir.

Ses traits tirés montraient à quel point il devait être épuisé. Des poches violacées soulignaient ses yeux et son front était barré de rides, tant il semblait inquiet. Nous étions à la veille d'un grand événement, c'était certain. Mais lequel ?

— J'ai besoin de savoir Lise... Ai-je été un bon leader ?

Il lança à l'autre Lise un regard de pure détresse, de pur doute. Que se passait-il pour qu'il soit si perdu ? Elle posa sa main sur la sienne, arrêtant le traçage du plan au sol.

— Je ne pense pas que tu as été un bon leader, lâcha-t-elle tandis que je la regardais avec autant de circonspection que son ami. Rex, tu n'as pas besoin d'être un bon leader. Tu es quelqu'un de nature foncièrement bonne. Je ne dis pas que tu n'as pas tes défauts, bien sûr que tu en as ! Mais tu t'es toujours employé à faire le bien, tu n'as jamais pris une décision en fonction de ce que tu voulais. Tu nous as toujours fait passer pour ta priorité. Mais, aujourd'hui, Rex, c'est à mon tour...

Elle serra sa paume contre celle du garçon, la couvant d'un regard doux.

— Tout va bien se passer, Rex, tu verras. Je suis là pour veiller sur toi, sur chacun d'entre vous.

Il lui serra la main, comme submergé par l'émotion, chose rare. L'autre Lise détourna le regard, les pommettes roses.

J'eus un déclic immédiat.

J'aimais Rex.

Je me rappelais à présent ce sentiment, aussi soudain que la nuée de papillons de tout à l'heure.

— Tu es incroyable, Lise. Tu es toujours si positive. Pourtant, j'aimerais qu'il en soit autrement. Imagine un instant si nous n'avions pas été Sigmas. Nous aurions vécu bien différemment.

— Si nous n'avions pas hérité pour ainsi dire de ces pouvoirs, nous nous serions jamais rencontrés, Rex. Nous aurions continué à vivre nos vies, loin les uns des autres.

— C'est triste. Pourquoi sommes-nous condamnés à vivre ensemble loin de la société ou dans la société seuls ? Je ne veux pas penser que j'aurais vécu une vie sans vous connaître. Voyons voir...

Il se tut et réfléchit quelques secondes avant de continuer :

— Je dirais que nous nous serions rencontrés au lycée. Tu serais allée en classe littéraire et moi en science de la vie et de la terre. Aldo sans doute dans une école militaire et Zoé dans un club de théâtre pour y exprimer toutes ses émotions. Comme à mon habitude, j'aurais séché les cours pour aller dans les bois à côté de l'école. Et toi, tu te serais levée en retard, car tu avais révisé ton piano tard dans la nuit.

Les deux adolescents se mirent à rire devant cette existence qui aurait pu être la leur.

— Nous nous serions rencontrés pour la première fois pendant une heure de colle. Nous aurions discuté, appris à nous connaître l'un l'autre, puis nous serions repartis chacun de notre côté. Mais c'était sans compter sur le destin, ajouta-t-il. Comme j'étais très mauvais en littérature, mon professeur principal m'aurait confié à toi pour augmenter mon niveau. Tu m'aurais parlé de tes meilleurs amis, Zoé et Loan, pour qui tu écrivais des pièces de théâtre. C'est comme ça que je les aurais rencontré, lors de la représentation de l'une de tes œuvres. Nous serions après allés les voir et j'aurais été amusé par leur grain de folie et leur talent.

Il prit une pause, comme s'il semblait faire un tri dans ses idées.

— Les mois seraient passés, puis notre lycée aurait organisé une rencontre avec l'école militaire se trouvant dans la ville voisine, continua-t-il. Nous y aurions croisé Aldo, l'élève renfermé et solitaire. Après maints efforts, il nous aurait enfin parlé et commencé à s'ouvrir à nous. Nous aurions passé une excellente journée à discuter, à nous amuser jusqu'à ce qu'il reparte.

Il reprit son souffle et esquissa un léger sourire.

— Mais comme on ne voulait pas qu'il pense que cette rencontre était la première et la dernière avec nous, nous serions allés le vendredi soir à la sortie de son école pour le saluer. Nous aurions tissé des liens aussi puissants que ceux que nous avons maintenant. Car je suis persuadé que peu importe l'époque, la situation, nous étions destinés à nous rencontrer, Lise.

— J'aimerais tellement que ce que tu dises soit vrai, soupira l'autre moi, les yeux luisants de larmes. Mais cet avenir, ou plutôt cet autre présent n'existera jamais. Car nous sommes Sigmas...

SIGMA ENERGY - T2 - Le Brasier de la RébellionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant