CHAPITRE 5 - Lise [4|6]

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Le souvenir s'altéra une nouvelle fois, comme la rouille qui corrode le fer. L'espace se modifia et j'eus la nette impression d'être retournée dans le passé, un passé où je ne connaissais pas Rex, Aldo, Zoé et Loan. Un passé où ma famille était mon seul lien social. Comme pour confirmer mes intuitions, la petite Lise débarqua dans le salon dans lequel je me trouvais déjà, habillée d'une robe blanche aussi pure que son innocence, et vagabonda autour de la table.

Elle avait l'air heureuse et insouciante, auréolée d'une onde d'or que formait le soleil incandescent sur ses cheveux blonds. Elle riait de ce rire cristallin dont j'avais oublié le son, comme une mélodie d'une époque dont je ne parvenais pas à me rappeler.

Une femme débarqua dans la pièce aux murs neutres, tenant dans sa main une brosse qu'elle agitait en parlant :

— Lise, reviens ici tout de suite ! la gronda-t-elle avec sévérité. Je dois encore te faire ton chignon alors que nous ne sommes pas encore partis ! Ton récital commence dans moins d'une demi-heure, donc arrête de faire le pitre !

Cette dame était élégante, avec ses cheveux, aussi blonds que les miens, relevés en un chignon bas. Mais sa coiffure ne suffisait pas à adoucir son visage aux traits durs. Nous nous ressemblions trop pour que je ne sache pas qui elle était : ma mère. Je me rappelais ce jour, et brusquement, j'avais envie de fuir cette scène. Ce jour-là, j'étais si heureuse, à l'image de cette mini Lise rayonnante.

Je m'apprêtais à participer à ma première représentation de piano. J'étais si fière. À cette époque, je considérais toujours qu'appuyer sur ces touches noires et blanches était ma passion. Jusqu'à ce jour précis.

Les images s'enchaînaient devant mes yeux. Ma mère nouant mes cheveux en ce chignon si gracieux. Me faisant monter dans notre petite voiture. Réajustant ma robe avant mon entrée sur scène. Moi m'installant devant un superbe piano noir ébène, enchaînant les notes comme en transe. Moi saluant face aux acclamations du public, avant de me retirer.

C'était à ce moment-là que l'enfer avait commencé...

Je n'avais jamais réussi à détester ma mère, elle ne souhaitait que le meilleur pour moi. C'était ce dont elle avait toujours voulu.

Pour moi, mon récital avait été un succès. Pour ma mère, non. Certaines pauses et notes n'étaient pas assez marquées à son goût, tandis que d'autres l'étaient trop. Elle n'était pas satisfaite. Alors elle avait sacrifié mon temps de sommeil – j'entendais ici les grasses matinées du dimanche matin – et celui aussi que je passais avec mes amies. Il n'y avait plus que le piano qui comptait.

La dernière année que j'avais passé avec elle avant de devenir Sigma, elle m'avait même déscolarisé et me faisait cours à la maison. Mais je n'étais pas la seule à avoir autant perdu : elle aussi avait sacrifié beaucoup de choses pour mon soi-disant bonheur. Je fermai les yeux, incapable de supporter la vue de ces anciens souvenirs.

Lorsque plus un bruit ne se fit entendre, j'osai les rouvrir. Nous avions repris l'ordre chronologique des choses. J'avais grandi et était devenue bien plus calme que la fillette qui courait dans le salon. Comme une automate, les doigts de l'ancienne Lise parcouraient les touches du piano, aussi légers et vifs qu'un colibri prenant son envol.

Elle avait les traits tirés, les yeux cernés. Ses pensées se mêlaient aux miennes tandis que je me rappelais ce jour, que je me rappelais ce que j'étais.

Mes parents étaient à l'étage, ma mère préparant sans doute ma valise. L'autre Lise fixait le vide. Je savais à quoi elle pensait. Je me souvenais du choix de ma mère qui avait décidé de m'inscrire à l'opéra de Paris. Nous devions partir le lendemain.

J'étais en colère, je le voyais à la manière dont l'autre Lise crispait ses doigts sur les touches. Comme elle, je me sentais à ce moment-là telle une enfant sur le point d'être abandonnée par ses parents. Je vivrais pour la première fois dans un internat, avec d'autres musiciens, avec le stress constant de bien faire pour ne pas décevoir. Ce jour-là, j'avais eu l'impression qu'on se débarrassait de moi comme une vieille poupée usée.

Au final, je n'avais jamais pu mettre les pieds là-bas.

Je reportai à nouveau mon attention sur la jeune fille que j'avais été. Elle avait stoppé ses mains au-dessus des touches, incapable de continuer. Je me rappelais si bien ce jour, si clair à présent dans mon esprit, que je me souvenais de chaque détail. J'avais eu envie de pleurer de tout mon être. Mais les larmes ne venaient pas. J'étais comme vidée, les yeux secs.

J'étais frustrée de ne pas parvenir à montrer mon humanité : les pleurs et les rires semblaient avoir déserté mon existence. Toutefois, si mes yeux avaient été incapable d'exprimer ma peine, mes mains, elles, l'avaient pu. De l'eau avait commencé à se déverser de mes paumes, comme les torrents de larmes que je voulais exprimer plus tôt.

Exactement comme dans mes souvenirs, l'autre Lise se figea, alerte, incapable de bouger en voyant ce phénomène inhabituel se produire. Elle resta ainsi quelques secondes, observant les flots couler de ses mains à mesure que sa rancœur s'amenuisait. J'eus de la peine pour cette moi de l'époque, tétanisée, qui était en train d'inonder ce piano à queue que sa mère aimait tant.

Lorsqu'elle eut enfin les idées claires, elle se leva en criant de peur. Mais cela ne fit que renforcer le flux s'échappant d'elle. Une véritable vague fondit sur les murs et sur les meubles. J'entendis les pas de mes parents dévaler les escaliers, catastrophés par le cri suraiguë que l'ancienne Lise avait poussé. Celui là-même que j'avais poussé autrefois. L'eau atteignait déjà mes hanches, bien que je ne ressentisse pas sa morsure glaciale. Je détournai le regard. Je connaissais la suite...

SIGMA ENERGY - T2 - Le Brasier de la RébellionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant