CHAPITRE 9 - Lise [2|4]

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J'avisai à nouveau mon poignet. J'angoissais à l'idée de voir la marque réapparaître. Ce fut cependant un autre détail qui m'interpella et qui me fit frémir. Les bracelets inhibiteurs. Ces derniers accrochés habituellement à mes avant-bras n'y étaient plus. Était-ce un nouveau leurre ?

Je ne connaissais qu'un seul moyen pour confirmer ou infirmer cette hypothèse. Je levai la main à hauteur de mon visage, paume vers le ciel, et me concentrai. J'attendis un léger frémissement. Celui qui annonçait à chaque fois la mise en activité de l'énergie à l'origine de mes facultés. Mais il n'y eut rien. Je n'étais plus qu'une coquille vide.

Je paniquai. Était-ce possible ? Segger avait-il une fois pour toute réussi à nous priver définitivement de nos pouvoirs ? C'était ce qu'il y avait de plus probable, de plus logique. N'étant plus utile, on m'avait renvoyé chez moi après m'avoir arraché une partie de moi-même.

Des émotions contradictoires se déversèrent en moi : colère, joie, frustration, soulagement. Mais surtout la peur, sournoise, qui s'immisçait en moi et me glaçait le cœur. Pour la toute première fois de ma vie, je me sentais extrêmement faible et à la merci de tous les dangers du monde.

J'étais aussi terrifiée par ce que mes amis avaient pu vivre de leurs côtés. Se retrouvaient-ils comme moi ? Seuls et effrayés ? Comment ferait Aldo ? Le renverrait-on chez son père ? Ou le confierait-on aux services sociaux ?

Je pris conscience que, du jour au lendemain, notre groupe n'était plus. Nos capacités retirées, nous n'avions plus rien en commun hormis notre passé, dont beaucoup sans doute donneraient cher pour l'oublier.

Je resserrai l'étreinte autour de ma peluche – une petite loutre que j'avais nommé Lowity – terrorisée par ce nouvel avenir. Serais-je une nouvelle fois seule ? Ma vie durant, je m'étais lancée à la recherche d'une chose que je n'avais jamais trouvé.

Beaucoup couraient après l'argent, la gloire, la célébrité. À l'instar de ces gens-là, j'étais en quête de normalité. Je souhaitais devenir une version de moi que je ne connaissais pas, une meilleure, plus drôle, plus caractérielle, plus franche. Mais je n'étais rien de tout ça en soit.

J'aspirais depuis ma tendre enfance à devenir quelqu'un d'autre, une jeune fille capable de se mêler à la société, de se faire des amis sans aucun problème. J'enviais ces personnes, ouvertes et sincères, qui attiraient la sympathie et le regard tel un aimant sur du métal.

Un peu comme Zoé l'était.

Je songeais souvent à cette différence. À ce que je n'étais pas, à ce qui me pesait et à ce que je désirais changer. J'avais l'horrible sensation qu'un gouffre infranchissable me séparait de celle que je voulais devenir. J'aimerais faire partie de cette classe de gens qui vivaient leurs vies pleinement, libres d'aller où bon leur semblait, de sortir faire des fêtes, de vivre des amourettes ridicules. J'étais envieuse de cette adolescence pleine de peps que tous les autres expérimentaient.

J'en étais venue à me demander si je n'étais pas l'erreur, en tant que Sigma. Tel un bug parmi un logiciel bien programmé, une roue grinçante dans une mécanique bien huilée, le vilain petit canard parmi les cygnes aux plumes nacrées.

Quand avais-je commencé à penser ainsi ? À me dire que je devais être le problème, et que ma vie, en ce sens, ne valait pas la peine d'être vécue. Je l'ignorais. Je savais seulement que cela remontait à loin.

Je réfléchissais et pensais trop. Là était sans doute mon défaut. Je choisissais mes mots avec précaution, de peur de blesser les autres. Peut-être ne me pensait-on pas sincère ? Je n'avais pas le moindre ami pour me le dire en face, car personne, en dehors d'Aldo, Zoé, Loan et Néo, n'avait eu envie de me connaître véritablement.

Les apparences étaient souvent trompeuses, mais la plupart des gens préféraient s'en tenir à leur premier jugement...

Je détestais les individus qui me qualifiaient d'enfant réservée juste parce que je ne disais jamais rien, qui s'entêtaient à essayer de me faire parler alors que je n'avais rien à échanger avec eux. Je préférais écouter et observer. Je n'étais pas comme ceux et celles qui se confiaient à n'importe qui. J'étais un secret à moi seule.

Était-ce normal de rêver d'être différente ? De vouloir rentrer au moins une fois dans le moule pour se fondre dans la masse ? J'avais envie de ne plus être cataloguée comme étant « la fille qui ne parle pas », je voulais qu'on m'appelle par mon prénom, que les gens me connaissent en tant que personne et non pas parce que je n'étais pas comme eux.

J'aimerais casser ces codes, mais je n'en avais pas l'audace. Je ne trouvais pas logique d'avoir à m'adapter à la société actuelle. Cette dernière n'était pas faite pour moi, alors pourquoi me forcer ? Il ne suffisait pas juste de changer celle que j'étais.

Il fallait que les gens grandissent, qu'ils apprennent à regarder avec leur cœur et non avec leurs yeux.

Des pas lourds dans l'escalier en bois interrompit le fil de mes pensées. Les bras prisonniers de perfusions, je n'avais pas la moindre chance de fuir avant l'arrivée de l'inconnu. Je ne pus que serrer Lowity un peu plus contre moi, comme si cette peluche était capable de me soulager de toutes mes appréhensions. Qui donc débarquerait ? Segger ? Selkins ? Steewell ? Erik ? Ou l'un des membres de ma famille ?

Quelques secondes plus tard, la porte s'ouvrit sur une silhouette qui m'était familière. Même en cinq ans, elle n'avait presque pas changé. Grand et élancé, une barbe inexistante, des yeux rieurs et un sourire doux, mon père se tenait dans l'encadrement de la porte. Seuls témoins du temps passé l'un loin de l'autre, des fils argentés parsemaient à présent ses cheveux.

Ses yeux croisèrent les miens et je vis son expression se modifier du tout au tout. L'esquisse qui se dessinait sur son visage devint triste, tandis que des larmes se mirent à dévaler ses joues. Je restai interloquée un long moment : je ne l'avais encore jamais vu pleurer.

— Lise, ma chère Lise... Tu es enfin réveillée, ma puce. Ta mère et moi commencions à craindre le pire, murmura mon père entre deux sanglots, alors qu'il s'approchait de mon lit. Nous avons cru que tu succomberais à cette noyade.

SIGMA ENERGY - T2 - Le Brasier de la RébellionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant