CHAPITRE 10 - Zoé [1|3]

9 4 10
                                    

La note resta suspendue en l'air, comme si elle s'était accrochée à une stalactite. Puis tout explosa. La grande majorité des personnes présentes se levèrent et j'en fis de même, mon cœur pulsant à une vitesse insensée. Je ne m'étais même pas rendue compte que j'avais retenu ma respiration. Ce dernier son avait été comme un soupir.

Tout le monde applaudissait tandis que la virtuose saluait modestement. Je pouvais lire dans les yeux de la plupart le même émerveillement face à tant de talent. Et elle était là, la seule qui recevait ces acclamations, figure fragile face à l'immensité de la foule venue l'écouter. Cette fille me faisait penser à la douceur, comme une mer calme un matin d'été. Il suffisait de la regarder pour se sentir apaisé.

Elle était tout mon contraire : populaire, aimée de tous. Et pourtant, elle ne semblait pas aspirer à cette vie de luxe, de scène et d'applaudissements. Comme l'artiste accomplie qu'elle était, elle salua son public, avec la délicatesse d'une fleur qui éclot à la rosée du matin. Sa jupe sembla flotter quelques instants quand elle fit demi-tour pour quitter la scène. Elle laissa là son instrument, un magnifique piano à queue noir ébène que son père avait apporté.

— Elle est incroyable ! lâchai-je, encore béate.

— Mouais, elle est douée, souffla Lydie, visiblement guère impressionnée et de mauvaise foi. Mais je trouve qu'elle est un peu de trop sa jupe, ça fait vraiment tape à l'œil ! Regarde-là un peu !

Je me retournai vers elle, estomaquée. Était-elle sérieuse ? Je n'arrivais pas à comprendre sa réaction.

— Mais enfin, qu'est-ce que tu racontes ? C'est la tenue que porte les artistes lors des opéras !

— Oui, mais avoue que c'est vraiment moche sur elle ! se moqua Lydie, n'ayant visiblement pas compris mon mécontentement.

— Qu'est-ce qui te prends, Lydie ? m'énervai-je. Tu ne vois pas que tu es méchante ?

Le visage de mon amie passa par la consternation avant de s'échauffer.

— Mais enfin ! Ce n'est pas moi qui aie un problème, c'est toi ! Pourquoi tu la défends alors que tu ne la connais pas ? C'est toi qui es bizarre ! La Zoé que je connais aurait rigolé avec moi !

Elle me planta là et partit d'un pas rageux. J'en restai coite de stupeur, car au fond elle n'avait pas tort. Je venais de m'embrouiller avec elle, pour la première fois de ma vie, à cause d'une tenue vestimentaire. C'était ridicule. Notre dispute était ridicule.

Je m'élançai pour la rattraper, mais je n'y parvins pas. La foule me pressait de toute part, et avant que je ne comprenne ce qui se passait, je me fis emporter par elle.

J'avais beau tenter de m'extirper de cette marée, cela semblait être chose impossible. Je me retrouvai alors à moins de deux mètres de la pianiste, de retour après les réclamations des élèves, entourée par une masse incomparable d'élèves aux regards ébahis. Elle répondait à leurs questions avec politesse, mais elle paraissait gênée de la situation, et particulièrement mal à l'aise.

Presque autant que moi, coincée entre un colosse et une armoire à glace. Je sentais que les personnes dans mon dos nous poussaient encore et je me retrouvai écrasée contre la personne devant moi. Ma cage thoracique était comprimée et je peinais à respirer.

— Aïe ! Écartez-vous ! Je ne peux plus respirer ! lâchai-je dans un souffle devenu murmure à cause du manque d'air.

Mais personne ne m'entendit. Ou du moins, ils firent l'oreille sourde. Je sentis ma vision se brouiller tandis que l'oxygène me manquait. Des taches de couleurs vinrent obscurcir ma vue. Je ne pensais pas m'en sortir avant que tout ne disparaisse subitement : la pression autour de moi, la noirceur dans laquelle je m'apprêtais à tomber.

Je m'écroulai sur le sol, haletante. Je pris une grande inspiration, aussi douloureuse que bienfaitrice, tel un nouveau-né venant de naître. Je m'assis, chancelante. Une voix coupa cependant court à toutes mes pensées.

— Tout va bien ?

Une main était tendue dans ma direction. Les premières choses que je remarquai furent sa peau lisse et ses longs doigts graciles. Sans même regarder la silhouette penchée vers moi, je sus qui c'était. La déesse, la fierté de l'école, la muse du piano.

Lise.

Je plongeai mes yeux dans les siens. Ses prunelles bleutées aux nuances saphir et océan m'observaient sans aucune antipathie, aucun dégoût, aucune moquerie. La jeune fille esquissait seulement ce regard franc et calme.

Elle était belle à faire tourner toutes les têtes avec ses longs cils, son incroyable chevelure d'or et sa peau diaphane. Elle aurait pu être la princesse d'un conte merveilleux. Moi, j'aurais sans doute été la servante de l'histoire.

C'était ce qui m'avait toujours surpris chez elle. Elle était extraordinaire, ingénieuse, travailleuse, juste et calme. Jamais rien ne semblait ébranler ses certitudes ou ne serait-ce que la surprendre. Elle était infiniment supérieure à moi sur bien des points.

Elle ne méprisait pas les autres et restait gentille avec tout le monde. C'était sûrement pour ces raisons qu'elle était si populaire. Même quand un garçon se déclarait à elle et qu'elle le repoussait, ce dernier ne lui en portait aucune rancœur. Cette attitude impeccable n'était pas toujours enviable et attirait bien évidemment la jalousie de certains. Mais jamais au point qu'on lui veuille du mal.

À cet instant, moi à terre et elle au-dessus de moi, j'avais l'impression qu'elle s'abaissait pour être à ma hauteur, pour m'épauler. Elle n'avait aucune raison de m'aider et pourtant, elle était là. J'étais encore surprise qu'elle ait pu percevoir mon faible appel à l'aide au milieu de toute cette foule.

Hésitante, je finis par accepter sa main tendue vers moi. Elle me remit sur pied, tandis que je restai interdite, ma paume dans la sienne. Un étrange sentiment de sérénité et de sûreté m'étreignit à ce moment. Sans savoir pourquoi, je me sentais chez moi.

SIGMA ENERGY - T2 - Le Brasier de la RébellionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant