Témoignage

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 Une brise légère entrait par la fenêtre du bureau d'Adrien, et tentait en vain de disperser un tas de feuilles volantes, heureusement maintenues par un lourd presse-papier. Il s'agissait d'une étrange figurine d'un noir luisant représentant un être dont l'aspect rappelait une pieuvre atrocement déformée. Son visiteur, un pigiste dont le nom lui échappait, semblait absorbé par la contemplation de la statuette.

- Vous évoquiez une bouteille à la mer ?

Le jeune homme revient brusquement à la réalité.

- Oui... enfin une version plus moderne. C'est un ami qui est dans la police qui me l'a confié. Le dictaphone a été retrouvé dans une sacoche accrochée à un portail, en ville. On leur a apportée, pensant qu'elle avait pu être perdue ou volée. Au commissariat, ils ont constaté qu'elle ne contenait aucun document d'identité, pas d'argent, et rien d'autre qu'un cahier vierge, dont huit pages avaient été arrachées, et ce dictaphone. Bien sûr, étant donné l'enregistrement qu'il contient, ils ont fait quelques recherches, mais ça n'a débouché sur rien de concret. Ils en ont déduit que quelqu'un faisait un canular aux locataires. J'ai pensé que ça ferait une histoire insolite à publier, un genre de feuilleton de l'été...

- Je ne sais pas... Laissez-la sur mon bureau, je l'écouterais quand j'aurais le temps, et je verrai si on peut en tirer quelque chose.

La nuit était tombée quand Adrien reposa le dossier qu'il était en train de consulter. Il avait eu de la peine à trouver la fin de l'éditorial qu'il rédigeait. Il se hâta de porter sa conclusion par écrit, avant qu'elle ne s'échappe, emportée comme par une vague. L'image d'une bouteille contenant un manuscrit et dérivant sur l'écume s'imposa à son esprit. Se rappelant le dictaphone déposé sur le coin de son bureau, il frissonna. La police n'en avait pas voulu, n'y voyant qu'une blague potache. Son collaborateur n'y voyait qu'une histoire fantasque, insolite, pour distraire les lecteurs pendant le mois d'août. Pourtant, jusque-là, il ignorait tout du récit qu'elle contenait. Comme si seule la bouteille comptait, et que personne n'avait lu le message. Un message qui l'inquiétait un peu à présent. Les bouteilles jetées à la mer n'avaient-elles jamais contenu autre chose que des appels à l'aide désespérés ou de sombres confessions ? Il se servit un verre, baissa légèrement l'intensité lumineuse de la lampe de son bureau, et lança la lecture de l'enregistrement.


                                                             ***


"La route qui mène au lac a été rouverte la semaine passée. Il reste encore un peu de neige sur les sommets, mais la route devrait être praticable. C'est la seconde fois depuis la création du barrage qu'on le vide entièrement. Je suis étonné qu'il y ait si peu d'intérêt autour de l'événement. Il y a encore quelques habitants de l'ancien hameau qui vivent dans la région, mais leur trace est difficile à suivre. Une bonne partie des documents d'états civils se sont perdus lors d'un incendie. Je n'ai retrouvé personne qui accepte de témoigner. J'espère que je pourrais tirer quelques informations de cette visite pour avancer dans la rédaction de mon roman. Après tout, c'est une partie de l'histoire du pays qui dort sous ce lac."

"Je n'ai pour l'instant réussi qu'à retrouver de vieux exemplaires d'un journal local relatant la fermeture de la jeune station de sports d'hiver, au profit de la concession du barrage hydroélectrique. Il semblerait que les touristes l'aient délaissée suite à deux années de mauvaises conditions. Une avalanche sur les sommets a fait une dizaine de victimes, et a fini de ruiner la station. L'année suivante les terrains ont été vendus, et on a commencé le chantier. Apparemment, contrairement à ce qu'il s'est passé ailleurs, l'opposition était très faible dans la vallée. Seuls quelques habitants du hameau situé à l'emplacement actuel du lac ont essayé de résister. Je ne sais pas pourquoi, ils ont très vite cédé. Il semblerait que cinq ouvriers soient morts dans une explosion accidentelle, et que deux autres aient été portés disparus. Les villageois ont été un temps soupçonnés, sans que l'on ne puisse rien prouver. Les corps n'ont jamais été retrouvés. A la suite de cette affaire, les derniers habitants ont été expropriés. La construction s'est achevée quelques temps plus tard, avec quelques mois de retard sur le calendrier. Une photo d'archive montre ces ultimes résistants : tous ont l'air très âgés. J'ai du mal à croire qu'on ait sérieusement pu les soupçonner de meurtre."

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