Mavi - Le Semazen (Épisode 6)
Les rives du Bosphore étaient bondées. Les rayons du soleil couraient sur sa surface. Mavi s’amusait à écouter chanter tout autour d’elle cette langue qu’elle ne connaissait pas et qu’elle aurait pourtant pu apprivoiser. Il y avait des amoureux, des jeunes posés sur les quais, des femmes voilées, des blondes décolorées, des garçons qui se chamaillaient et riaient un peu trop forts pour que les jolies filles d’à côté puissent les remarquer. Tous installés sur les coussins au bord de l’eau, fumant des chichas, buvant du çay. Mavi, ça lui faisait tourner la tête. C’était comme un tourbillon de vie. Hassan la regardait, amusé, pensant qu’elle était toujours aussi belle que lorsqu’il y a dix ans, elle l’avait quitté. Il s’était imaginé mille fois leur vie à deux. Leur enfant? Leurs enfants? Est-ce que Mavi en aurait voulu? Les voyages qu’ils auraient fait. Hassan n’était pas un loup solitaire. Il avait simplement aimé une fois. Juste une fois. Et ça avait été si douloureux, si déchirant lorsqu’elle était partie qu’il s’était dit « plus jamais ». L’humain fait ça parfois. Il aime si fort qu’il ne sait pas quand cet amour se termine que ce n’est pas la fin de l’amour, juste la fin d’une histoire. L’amour ne meurt jamais lorsqu’on est prêt à le recevoir et prêt à en donner. Hassan ne l’avait pas compris et il avait fermé son coeur comme se ferment les frontières aux exilés. Il ne l’avait pas emmené ici pour lui dire tout ça. Il l’avait juste fait parce que pour elle, il était toujours prêt à déplacer des montagnes. Ou à l’emmener sur les rives du Bosphore. Sans rien attendre en retour. Ils avaient manger un sandwich au poisson, agrémenté de citron et d’oignons. Ils avaient traîné au milieu de la foule sur la place de Taksim, avaient bu du café turc. Mavi était restée hypnotisée devant les Semazen qui tournaient en rond inlassablement et avait demandé à Hassan :
- Pourquoi ils dansent ainsi..?
- Pour se rapprocher de Dieu… Tourner ainsi, ça symbolise la rotation des planètes et des étoiles. Les danseurs tournent en harmonie avec le cosmos pour se sentir plus près de Dieu, pour perdre leur unité en faveur d’une communion divine avant de redevenir humains.Et à cet instant, Mavi aurait voulu tourner avec eux pour que Dieu l’embrasse, l’enlace et lui dise que ça va aller. Elle aurait voulu être le cosmos, les planètes, les étoiles. Elle aurait voulu disparaitre à cet instant dans les tournoiements des robes des Semazen. Elle aurait voulu disparaître comme l’on sort de scène, après une prestation éclatante. Sous les projecteurs et les applaudissements. Porté par ce sentiment grisant d’avoir le monde entier à ses pieds. Mais Dieu a parfois des plans bien différents. Dieu, l’univers, le destin…
Qu’importe.
Mavi ne s’était jamais vraiment interroger sur ce qu’il en était. Pour elle, la vie, c’était juste la vie. Un passage. Elle s’était toujours évertuée à faire de son mieux pour être du bon côté, si tant est qu’il y en est un, ou du moins de faire ce qui lui semblait le plus juste et le plus humain. Dieu ne semble pas prendre ça en considération lorsqu’il signe votre fin. Ca la mettait un peu en colère. Elle se disait depuis que le médecin lui avait annoncé, pourquoi moi? Elle n’avait pas trouvé de réponse logique. Y’en aurait-il vraiment une à trouver dans un monde où chaque jour des mères enterrent leur petit tandis que des hommes traversent la vie en perpétrant les pires monstruosités sans jamais en être inquiété? C’était juste la vie, Mavi. Parfois, on peut tourner en rond autant que l’on veut, Dieu reste à distance et prend des décisions qui n’ont aucun sens.
- Hassan?
- Oui?
- Je n’ai pas peur de mourir, tu sais… Mais, j’ai peur des gens qu’on laisse. Peur pour Malik…
- Tu sais, Mavi, la vie c’est juste un voyage. On ne descend pas tous à la même gare, on laisse parfois des gens sur le quai… On change de wagon, on change de classe. Certains voyagent au chaud, confortablement installés. D’autres sont au cul du train et se cramponnent de toute leur force pour ne pas être éjectés. L’important, Mavi, ce n’est pas de savoir quand on doit descendre, l’important c’est de descendre sans laisser à bord nos remords ou nos regrets. Passe dans tous les wagons embrasser les gens que tu aimes. Assure-toi qu’ils comprendront qu’ils doivent continuer leur voyage, qu’après tout ça, après toi, il y aura d’autres paysages, d’autres rencontres. Tu vas me manquer… Ton rire, nos souvenirs, tes blagues pourries… Ca laissera un grand vide dans mon wagon. Mais tu sais, Mavi, si c’était à refaire, je monterais encore et toujours dans ce wagon où l’on s’est rencontré.Tu y as mis des couleurs, tu as mis la musique un peu plus forte, tu as nettoyé les vitres pour que je me tourne un peu plus vers le monde extérieur et que je réalise qu’il y avait mille choses à voir au-delà de ma petite cabine étriquée.
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Mavi
SpiritualMavi va mourir. Et parfois, il y a des histoires qui ont déjà une fin et qui méritent tout de même que l'on s'y attarde.