Une extraordinaire maîtrise psychologique caractérise Léviathan de Julien Green. Une minutie des profondeurs, une étude approfondie des moindres motifs, ainsi que tous les effets sensibles, d'une remarquable justesse, des impressions troublées qui parcourent l'homme pétri d'étranges symboles quand il songe vraiment à telle situation où il est et qu'il reconnaît dans une spectaculaire dimension d'étrangeté ; il est quelqu'un d'autre qui se sonde, ou bien, plus justement, cet autre qu'il est se ressouvient de celui qu'il était ou qu'une normalité l'enjoint à être. L'emmêlement des temps et des états au sein d'une banalité circonscrite et immuable constitue une sorte de pénible passerelle où se tient celui qui s'observe : il ne sait plus tout à fait quels sont ses ressorts, il se livre à des conjectures sur son devoir mis en relation avec son quotidien, et germent à sa conscience des éléments que l'ordinaire tient celés, des inaccomplis écrasants de frustration, des hontes que le flux normal de la vie impensée garde habituellement sourdes. La réflexion tue impitoyablement le réflexe insouciant, au même titre que l'individu ne renaît que pour humilier inévitablement le consommateur. On ne sort du morne état de coutume que pour la souffrance, sans espoir d'évasion sinon en un provisoire plus redoutable que la fatalité. Il ne faudrait pas penser. Jamais. Et je crois que notre contemporanéité, en fin de compte, n'est pas loin d'y parvenir, c'est-à-dire d'atteindre un point où toutes les cogitations que décrit Green paraîtront sinon inaccessibles, du moins purement romanesques, invraisemblables, pour ne pas dire carrément fabriquées. C'est que la profondeur bientôt ne sera plus même en souvenir, en quoi l'humanité, rien qu'en évoluant du fait d'un rapport à l'extérieur de plus en plus attentionné et frénétique, peut fort bien se métamorphoser jusqu'à ne plus reconnaître ce qu'elle fut : un fantastique vivier de créations et de couleurs.
Guéret, marié, regarde sa vie avec un blasement qui est déjà une façon de mirer tout au fond de l'eau quand on est sur la berge : il se sait dans l'air, il ignore bien par quel moyen il se mouvrait autrement qu'au sec, mais il s'ennuie extrêmement de cette stagnation, des images réfractées lui parviennent confusément depuis l'autre côté de la surface marbrées, et il cultive le regret de ne pouvoir les rejoindre et leurs fantasmagories plus fortes, c'est pourquoi – tout ceci n'est qu'une métaphore, bien sûr – il revient sans cesse les contempler, et abandonne son temps libre à rêver de sensations qu'il se sait indignes de recevoir. Ainsi poursuit-il Angèle – concrètement cette fois – qu'il sait pouvoir retrouver à certaine heure, un bref moment d'éternité louche à la tombée du soir. La mine d'assurance et la beauté franche et cruelle qui s'en dégagent contrastent tant avec le peu qu'il s'estime – les miettes de son mérite – qu'il n'ose l'approcher, que d'emblée il se fait un principe de ne pas l'atteindre ; et puis, comme elle l'a remarqué avec cette insolence propre aux femmes que les expériences ont à peu près rouées et stylées aux hommes, dans ses hésitations il s'oublie à des audaces qu'il déjuge aussitôt, s'empresse et atermoie tout ensemble, il est à la fois lunatique de ces désirs aussitôt regrettés et taciturne de ne pouvoir jamais manquer tout à fait à s'observer et se contenir. La lourdeur de ses impressions continues qui le retiennent de vivre pleinement en le soumettant sans cesse au jugement de son ridicule et de sa vanité le rend lourdaud, bizarre, inconstant, et détruit tout son agrément : il en devient un être brusque qui gaspille ses chances et gâche tout. Ce qu'il éprouve sur l'instant, comme il l'examine déjà en souvenir, son regard n'est plus tourné qu'en lui-même, et il abolit le temps de la jouissance solaire dans celui de l'intimité où il l'abîme en nuit.
Singulier spécimen d'homme que cet être tour à tour plein de passion et de morgue, à la fois superbe et obscur de forces retenues, qu'une ambiguïté insoluble tiraille entre le respect et la profanation, où se déchaînent ensemble en imagination des puretés d'azur indicibles et des tempêtes de fureur noire – fondues en un chagrin dont l'électricité est ce qui transparaît le plus. Comment une telle tension peut-elle se résoudre, notamment lorsqu'une circonstance soudaine l'attise à un paroxysme ? Et comment – thème secondaire qui surprend de prime abord parce qu'il ne se déploie que dans la seconde partie du livre, semblant rompre un temps avec l'unité d'action et induisant une sorte de renversement de l'intérêt et de la conception de l'ouvrage en cours – comment un environnement humain composé pour partie de semblables individualités, également comprimées dans leur amour-propre, s'accommode-t-il ou survit-il de l'explicite surgissement voire de la résolution de la frustration contiguë ? Autrement dit : comment entre-t-on sous les eaux où personne ne va jamais que par exception, et quel effet peut en tirer un témoin lui-même extrêmement avide de baignades glacées ? On devine que ce roman porte sur la contrainte et sur l'étrange, où se mêle l'attrait avec le trouble, non loin de Dostoïevski quoiqu'avec, pour ainsi dire, plus de familiarité européenne. Il faut vouloir de ces introspections où l'on s'enfonce en un sourire de curiosité qui est parent de l'effroi ; il faut avoir plusieurs fois tenté d'interroger sa situation, quand par exemple seul sur un chemin de nature on tâche à trouver l'origine d'une sensation comme s'il ne suffisait plus de la ressentir mystiquement ; il faut avoir cherché les similitudes et les singularités d'un état d'être où, l'espace d'un moment, plus rien n'est donné, écrit, imposé en valeurs absolues, et où toute pensée, vertigineusement, remonte la queue d'un fascinant maelström, réjouissant ou affreux selon ce qu'il incite à faire, pour goûter pleinement la narration de ce roman qui, d'un épanchement strictement exact c'est-à-dire juste et sans affectations, brille d'une rare vraisemblance et d'un pénétrant sens de l'observation. La délicatesse des peintures aussi bien psychologiques, descriptives que narratives, révèle des individus, traduit des caractères et explicite des faits : rien de plus soigné et artiste que ce Guéret qui se dégoûte de son dégoût, que ces singularités d'ombres et de nature évocatrices et propitiatoires quand vient la nuit des rues, d'une rivière ou d'un tas de charbon, que cette recherche active de grimper à la fenêtre d'un premier étage en une insistance émue qui ne se départit pas d'un effort efficace et concret... C'est cette netteté de vision, la figuration pointilleuse de gouffres et de clartés sublimes, qui dénonce la grandeur de l'écrivain, une ambition qui ne se refuse pas des gageures, une obstination à trouver des ressources pour rendre la couleur de l'encore-invisible, au même titre qu'on fait surgir avec insistance des concepts qui n'avaient jusqu'alors aucune existence mentale. Ainsi l'auteur de belle envergure a-t-il sur l'esprit autant que sur le réel une action que réfuteraient tous les amateurs du livre-comme-divertissement qui ne souhaitent y trouver que les images plaisamment floues que leur fugacité – que leur vacuité – convoite avec priorité et frénésie et qu'ils imaginent à déjà sans l'aide de personne ; mais voir au-delà de l'image superficielle et de l'aplat ! s'ouvrir à des perspectives inespérées par les idées-mots au-delà de l'expérience commune ! découvrir comme des faits ce que la pensée peut faire émerger du réel, notamment son vaste territoire sous-jacent de possibilités qu'il faudrait baptiser l'Anti-banal ! On verrait qu'avec cette curiosité, cet émerveillement et cet Éveil, il y aurait notamment, dans ce Green, quelques pages saisissantes à l'usage de tous ceux qui souhaiteraient connaître, mais pour de vrai, ce que c'est que de commettre un crime !
À suivre : Encore un verre avant de partir, Behan.
***
« Et, tout d'un coup, la joie entra dans le cœur de Guéret avec plus de tumulte et de zèle que la rivière n'en mettait à se précipiter vers l'océan. Il oublia tout, ses souffrances, ses rancunes, il la voyait pour la première fois, blanche, enveloppée de lumière ; et il frémit à la pensée qu'il aurait pu ne pas venir.
Elle souriait.
— Ne restez pas comme ça sans bouger, dit-elle, en venant à lui. Vous allez attirer l'attention sur nous. Allons sur le quai.
Ensemble, ils se dirigèrent vers l'étroit escalier de pierre qui descendait à la Preste. Lorsqu'ils furent sur le quai, elle jeta les yeux autour d'elle pour s'assurer qu'ils étaient seuls. Il la regarda en silence.
— Que vous êtes drôle ! fit-elle avec un rire qu'elle étouffa. J'aurais cru que ça vous faisait plaisir de me voir.
Le bruit de l'eau couvrait presque ces paroles prononcées à mi-voix. Elle demanda plus haut :
— Vous n'avez rien à me dire ?
Elle se tenait devant Guéret, plus jeune et plus fraîche qu'il n'avait osé l'imaginer dans les méditations impures de sa solitude. Une ou deux fois, elle passa la main sur son front où le vent ramenait obstinément une mèche de cheveux bruns ; il eut envie de rire et de lui saisir la main, mais sa nature soupçonneuse eut tout à coup raison de ce mouvement. Ne se rappelait-il pas l'indifférence, la cruauté de cette fille ? Peut-être n'était-elle là que pour s'amuser de son air sombre, de ses phrases d'amoureux.
— Pourquoi êtes-vous venue ?
Elle considéra un instant sans répondre ce visage que la méfiance et la réflexion durcissaient. L'éclat de la lumière obligeait Guéret à baisser la tête, mais son regard ne quittait pas la jeune fille. Elle fut frappée du changement de ses traits et de l'amertume qu'elle y découvrait.
— En voilà une question ! dit-elle enfin avec un reproche dans la voix. Voulez-vous que je m'en aille ?
Il fut sur le point de répondre : « Oui. » L'inutilité de cette entrevue lui était apparue brusquement, l'inutilité de sa vie entière ; et le désespoir qui l'envahissait lui arracha un soupir. Il leva un peu les bras et les laissa retomber le long de son corps.
— Je vais être malheureux tout à l'heure, quand je vous aurai quittée, dit-il. Et pourtant qu'est-ce que j'aurai à regretter ? Rien, vous ne me donnez rien
— Vous aviez dit un jour qu'il vous suffisait de me voir, répondit-elle avec une vanité naïve.
Il détourna la tête.
— Sans doute suis-je devenu plus exigeant, fit-il sans la regarder.
À peine eut-il dit ces mots qu'ils lui semblèrent ridicules et imprudents, et il redouta qu'elle n'eût compris, mais elle lui saisit la main et lui dit avec une fausse bonne humeur :
— Vous n'êtes pas raisonnable, voyons.
Ce contact le gêna, le répugna presque. Que cette fille lui donnât la main, ainsi, cela lui semblait trop différent de ce qu'il avait imaginé, trop simple. Et puis, cette chair n'avait pas la chaleur qu'il attendait et il en fut en même temps déçu et ravi. Il songea que c'était là, sans doute, le plus qu'il obtiendrait jamais.
— Vous feriez mieux de ne pas me donner la main si cela ne veut rien dire, dit-il malgré lui, d'une voix rauque. (pages 65-67)
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.